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À portée de voix - Masse critique nº 6
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 Article publié le 30 octobre 2022.

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Publié dans la revue "Masse critique"
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  Toop/ Eno par Pascal Leray

En vous lisant j’ai trouvé le courage de reprendre cette page d’un livre de David Toop qui m’avait, il y a quelque temps déjà, fortement marqué.

Il s’agit de "Ocean of sounds. Ambiant music, mondes imaginaires et voix de l’éther".

« Un jour, alors que Brian Eno discutions lors d’une interview de l’impact de la technologie sur notre perception de la musique, il se mit à s’enthousiasmer au sujet du son captivant des vieux disques de rock’n’roll en particulier "The Mountain High" de Dick and Deedee et la production de Phil Spector "Be My Baby" chanté par The Ronettes : "Lorsque je me suis mis à collectionner des disques, j’ai commencé à remarquer qu’il y avait des tendances distinctes dans ma collection. La tendance la plus représentée de toutes allait vers cette fascination pour les choses qui avaient leur propre image sonore. Tels certains disques de la fin des années cinquante et du début des années soixante que j’avais, comme "The Moutain’s High". Dès l’instant où tu le mets, ça sonne comme rien de ce que tu as déjà pu entendre. A la première seconde de cette chanson, tu es dedans. C’est tellement singulier d’un point de vue musique. Et puis dans "Be My Baby", il y avait cette énorme, gigantesque image sonore, avec la voix la plus ténue que tu aies jamais entendue. La voix est comme une petite abeille à l’intérieur. Je me suis de plus en plus intéressé à ce genre de choses - puis la musique psychédélique fut une explosion de ce genre de morceau.

Au passage, il mentionna Frank Sinatra et l’"érotisme" de la voix qui chante intimement dans un micro devant un big band bruyant : "je pense que ce qui s’est passé dans la pop music avec l’électronique, l’enregitrement et d’autres facteurs culturels par ailleurs, c’est qu’il fut soudain possible de travailler avec toutes sortes de sons, d’assembler des choses qui n’auraient jamais pu être assemblées auparavant. Ne serait-ce que le micro, par exemple, qui permet à un chanteur de chanter tout doucement face à un orchestre au complet. Ceci, en soi, est une incroyable révolution dans l’érotisme. Frank Sinatra chantant sans façon, de manière presque instrospectve, face à un big band, ce fut une avancée fabuleuse qui n’aurait pas pu avoir lieu dans la musique classique car c’est physiquement impossible. Il aurait été noyé." Brian parla de son propre travail de production pour U2 et, par pure coïncidence, de l’étrange sémiotique des styles vocaux mal assortis et des messages sociaux qui passent lorsque des chanteurs apparemment incompatibles enregistrent des duos.

"As-tu lu, me demanda Brian, "ou déjà vu ce livre, je ne pense pas que quelqu’un puisse le lire, en fait, un bouquin d’Alan Lomax intitulé Folk Song Style and Culture ?" La réponse était oui, je connaissais Lomax et sa "cantométrie", son système de mesure de la structure sociale par le style vocal. Les observations qui suivent sont confuses, à la manière habituelle d’Eno, mais une idée fascinante couve au-dessous. "Je trouve que c’est un excellent bouquin", poursuivit-il. "C’est un concept tellement intéressant. L’une des chooses dedans, c’est qu’il considère la culture et dit que lorsqu’une culture a un type de chant rauque et nasal, c’est souvent en corrélation avec un système de culture dominé par les hommes, etc. Il identifie ce genre de connexions entre le style de chant et les habitudes culturelles en général. Pourtant, lorsqu’on en arrive à notre propre culture, cela devient bien plus complexe. Si tu écoutes un disque comme... Joe Cocker chantant avec une chanteuse de country, tu entends d’un côté la voix de cette chanteuse, qui est très pure, très féminine, clairement d’une culture occidentale de... la lascivité, quasiment. Et puis tu entends cette voix, celle du grand gaillard solitaire crasseux à cheveux longs. Dans le livre de Lomax, il n’y a pas de réserve pour la possibilité d’imaginer une culture qui s’amuse avec les éléments d’autres cultures. Il pare les cultures d’un masque. Ce sont des déguisements en réalité. Toute l’énergie d’une chanson comme celle-là - une chanson plutôt merdique, dans le fond - se trouve dans l’opposition de ces deux images culturelles, et je suis sûr que cela résonne en nous exactement comme Lomax le suggère. Je suis sûr que lorsqu’on entend la voix de Joe Cocker, on entend la culture à laquelle Alan Lomax dirait qu’elle se raccroche, mais après, à la phrase suivante, on entend cette autre culture dans la voix de cette chanteuse. Cela me fascine beaucoup - le fait que nous soyons devenus des "collagistes soniques". Je pense que l’énergie de ce genre de combinaison dure longtemps. Elle survit aux mélodies et aux rythmes, tout ça ? C’est d’un modèle profondément ancré que ces combinaisons parlent."  »


  À portée de voix - Masse critique nº 6 par Catherine Andrieu

Ce texte est une gifle élégante et érudite donnée à tous ceux qui, selon l’auteur, confondent la musique avec un ronronnement de confort. Il y a dans cet essai une tension permanente entre le rejet farouche d’une certaine conception de la musique vocale et l’exaltation de formes plus viscérales, plus authentiques, qui relèvent d’une fusion totale entre la voix et le son. Il ne s’agit pas d’un simple manifeste, mais d’un cri d’amour blessé envers une musique trop souvent trahie par la médiocrité, le conformisme, la paresse.

Ce qui frappe d’emblée, c’est l’ambition du propos : l’auteur ne se limite pas à un champ musical restreint, il traverse les époques et les styles, convoque l’opéra, le blues, le jazz, la chanson, le rock, la musique contemporaine, et met en regard ces multiples traditions avec un regard incisif et un jugement sans concession. On y trouve une dialectique entre la voix et le texte, entre la sacralité et la profanation, entre le cri et le silence, entre l’extase sonore et la sécheresse du discours.

L’un des axes majeurs du texte est la critique d’une certaine conception de la chanson à texte, qui ne serait qu’un véhicule d’idées plaquées sur une musique utilitaire. Brassens en prend pour son grade, assimilé à une sorte de dogme rationaliste étriqué, tandis que Brel, porté par son expressivité et sa théâtralité, est sauvé du naufrage. Il y a ici un parti pris assumé, presque provocateur, qui rejette la facilité mélodique et la voix comme simple support d’un message verbal. Ce rejet s’accompagne d’une glorification des formes où la voix n’est pas un serviteur du texte, mais un élément indissociable de l’ensemble musical : l’opéra, le jazz vocal, le rock le plus incandescent.

L’auteur trace également un arc entre la musique et le sacré, interrogeant la disparition du Verbe comme perte ou comme libération. Cette question rejoint un vieux débat esthétique : la musique doit-elle être signifiante ou peut-elle se suffire à elle-même ? Il semble pencher vers une réponse tranchée : dès lors que la voix devient pur instrument, elle touche à une forme d’absolu musical qui dépasse la simple compréhension rationnelle. Il cite Hendrix, Billie Holiday, Schönberg, Boulez, comme des exemples de cette fusion entre la voix et l’expression pure.

La violence du propos culmine lorsqu’il s’attaque à la variété et à la pop, dénonçant la médiocrité assumée comme une forme de démission culturelle. Ce refus de l’égalitarisme musical, ce rejet du « tout se vaut », rappelle les discours élitistes des grands esthètes du passé, de Nietzsche à Adorno. Mais ce qui sauve le texte du pur élitisme froid, c’est sa passion dévorante pour la musique elle-même, une passion qui transparaît dans chaque phrase, chaque attaque, chaque éloge.

C’est un essai exigeant, parfois brutal, qui refuse toute tiédeur. On pourrait lui reprocher un certain mépris, une outrance dans les jugements, mais ce serait passer à côté de ce qui fait sa force : une vision tranchante, une sensibilité à vif, une exigence esthétique qui refuse le consensus. Ce texte, en somme, n’est pas là pour plaire. Il est là pour bousculer, secouer, réveiller. Et c’est tant mieux.


 

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