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Lester Young
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 Article publié le 22 octobre 2023.

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On s’en veut quelquefois de sortir de son bain. Mais ça faisait deux heures que je trempais pour lutter contre la chaleur accablante et je commençais à m’ennuyer.

Dehors, l’air fut tout de suite enveloppant comme une serviette de toilette posée sur un radiateur. Et ça durait depuis plusieurs jours. Paris ressemblait à une ville sous les tropiques. Et moi à une cocotte-minute. Si seulement j’étais retourné dans l’eau !

Je m’arrêtais boire une bière. Elle était glacée et je transpirais deux fois plus. Je ne savais pas encore où j’allais. J’avais le choix mais ma tête ne suivait plus, elle était autant engluée que je l’étais. Après la deuxième bière, je respirais mieux et surtout j’y voyais plus clair. J’allais descendre au Sunset écouter du jazz. J’avais une théorie : les filles qui aiment le jazz ne peuvent pas être tout à fait mauvaises. C’était une théorie que j’aimais vérifier et j’étais encore parti pour. Je descendais à pied jusqu’au boulevard de Sébastopol. J’avais le temps. Je me retournais sur toutes les filles qui me plaisaient et je sentais mon cœur battre très rapidement.

Sur scène le sax la jouait Lester Young, il lançait tout d’un coup comme un coureur de 100 mètres fait 100 mètres en une seule foulée. Ça vous arrivait en pleine poire avant même que vous ne l’ayez vu partir. Et ça partait de nulle part ! Boom ! Ça vous abîmait le cuir ! 

J’avais besoin d’un truc pour me remettre, je commandais un cognac. Assis au bar, je regardais mieux le type qui était en train de jouer. Il s’était fait le même look que le Président : même petit chapeau, même air envapé sur une carcasse d’ours déménageur. Et son riff fini, il se rasseyait comme « Prez » sur une chaise où il ronflait perdu dans ses pensées : « La douceur, vous connaissez ? La douceur d’un léger coup de houppette que la jeune femme donne à sa petite chatte lorsqu’elle fait sa toilette… » Et boom, il se relevait du brouillard, et il lançait ses cent kilos de miel dans l’air enfumé qui vibrait doux maintenant, impalpable. Et le miel coulait entre les cuisses des filles qui tournaient en moi comme mille petites roues dans le boîtier d’une montre.

J’en avais repéré une, assise à une table, seule devant son godet. Je la voyais de profil, brune avec une bouche et des seins que je n’osais pas calculer, parce que je savais que si le monde existait, c’était parce qu’il avait été trop tard pour le calculer. Et ses seins énormes faisaient mieux qu’exister, ils respiraient aussi vite que la veine qui battait le long de mon cou. Aussi vite que moi qui approchais mains devant avec ma délicatesse d’horloger muni d’un gant de boxe. Boom !

- Louise. Mais vous pouvez m’appeler Lou.

- Assez de courage pour danser, Lou ?

- On ne danse pas ici.

- Je ne vous parle pas d’ici.

Le jazz et les filles, ça marchait à tous les coups : elle n’était pas mauvaise du tout ! Ça avait même commencé dans le taxi devant l’œil cyclope du chauffeur qui la regardait monter et descendre dans l’habitacle comme une bouée à la crête des vagues un jour de gros temps. Mais le mec en avait vu d’autres et il s’était marré.

Chez moi, on avait mis Chet Baker à fond. Il était trois heures du mat’ mais les voisins étaient partis. C’était Paris au mois d’août. Chet jouait en quintette. Au sax Johnny Griffin, Al Haig au piano, Paul Chambers à la basse et Philly Joe Jones aux drums. Le quintette commençait par Blue Thoughts, un bleu doux et des pensées funèbres :« Je joue chaque set comme si c’était le dernier  », disait Chet, bleu nuit qui s’insinua en nous, distillant sa douceur mortelle. On languissait. Lou était complètement nue sur les draps, en train de boire l’aquarium de cognac que je lui avais servi. Je la regardais envoûté. Dans mes rêves les plus fous, jamais je n’avais eu une gonzesse pareille dans mon lit ! Son corps de déesse faisait une tâche blanche dans la nuit noire et bleue. La chaleur était passée à l’intérieur.

Chets’était mis à chanter, sa voix marquée par la soif, la soif du mal, un mal doucereux couleur bonbon à la menthe porté à la bouche. Chorus parfait aux longues lignes mélodiques, très douces à caresser puis virant assez vite aux harmoniques de plus en plus tordues quand on explosa.

Lou, après, se mit à rire comme une folle, en bougeant des seins comme le font les danseuses cubaines pour le touriste. Une vraie torture pour l’œil ! Je me sentis à nouveau tout entier porté vers l’avant.

- Pas comme ça, me dit-elle.

 Lou était pleine d’imagination !

Quand le soleil était rentré dans la chambre avec sa chaleur, j’étais déjà en eau ! Lou dormait. Merde ! Elle s’était endormie comme ça ! Les mains et les pieds en croix attachés aux montants du lit. Elle ronflait doucement. Je me dégageais sans bruit. J’avais envie d’un bain et j’avais soif. Mais on avait tout sifflé. Plus rien, ni cognac, ni bières fraîches du matin. J’étais mal. J’enfilais vite fait un pantalon et descendais sur la pointe des pieds chercher de quoi.

En bas, il y avait un comité d’accueil. La bande à Jissé ! Trois mecs qui m’embarquèrent tout de suite dans leur caisse. Jissé, cette crapule, me pompait l’air depuis des semaines : je lui devais un max de fric perdu au poker ! L’ordure ! Les mecs ne disaient rien. La bagnole fonçait dans Paris.

Quand elle s’est arrêtée, j’étais déjà pas beau à voir. Jissé m’attendait planté, les mains sur les hanches, dans une sorte de garage désaffecté où trônait une table de cuisine.

- Déloque-toi, mon pote !

- Écoute Jissé…

- J’écoute plus. T’as ruiné ma patience.

- Laisse-moi trois jours. Dans trois jours, Jissé, c’est sûr.

Jisséa fait un signe aux trois mecs. Et je me suis retrouvé attaché à poil sur la table. Les mecs riaient. Jissé tenait un fer à repasser. Il allait faire encore une des ces chaleurs !

Les flics m’ont récupéré au fond d’une impasse où Jissé m’avait balancé.

C’était la concierge qui les avait appelés quand elle avait vu ma tête dépasser de sa poubelle. Après, elle avait vu le reste. Et elle avait failli tomber dans les pommes.

Je suis resté deux semaines à l’hosto. Ils avaient fait ce qu’ils avaient pu.

Quand je suis rentré, Lou m’attendait. Mais elle avait beaucoup changé. Vraiment beaucoup ! Avec cette chaleur !

 

Jacques Cauda

 

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