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Ma dodécaphonie
Ma dodécaphonie (11)

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 Article publié le 7 mai 2023.

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Ce qui motive ces pièces, ce sont leurs latences. Elles sont doubles du fait de la dérivation qui s’est opérée depuis la première formulation pour piano virtuel (2016) au cycle de mélodies pour basse seule (2022) en passant par l’adaptation de pièces pour petits ensembles virtuels, à quoi il faudrait encore ajouter les séquences rotatives ou improvisées à partir d’une lecture libre de pièces souvent prises au hasard. Le réalisé de l’une devient l’absent et le latent de l’autre. Cette latence n’est pas celle du noyau opaque. Mais comment développer la moindre hypothèse sur ce qui anime le noyau opaque dont nous voyons l’action et les effets à chaque instant de notre expérience ? Ce serait comme poser des questions à un mur. Les latences à résonance interne sont beaucoup plus saisissables et certaines d’entre elles ont fait l’objet de manipulations précises (réinjection de motifs d’accompagnement dans la ligne principale, par exemple). On pourrait considérer la série comme une latence elle-même, peut-être la première de toutes. Mais si la série est absente dans son abstraction de série, son existence propre et son principe moteur n’engendre guère de latence au sens où un élément absent rend significatif la séquence réalisée.

 

Dans l’univers tonal, l’harmonie à bien cette fonction et ce, au premier chef. L’harmonie contrôle chaque inflexion d’une pièce tonale, non pas par simple comparaison entre le déroulement de la séquence et celui que régit la série mais par un univers de règles qui n’existe pas dans l’ordre dodécaphonique. C’est ce qui a motivé la charge de Nicolas Ruwet, en son temps, dont la logique m’a toujours paru boiteuse.

 

Pourtant il y a une certaine pertinence à comparer la question des relations in absentia dans le monde musical avec le modèle proposé par la linguistique depuis Saussure et surtout Jakobson. Le sérialisme ne saurait être réduit à un simple avatar du structuralisme mais les étapes fondatrices observent un rythme analogue : l’enseignement linguistique de Saussure précède d’une dizaine d’années la divulgation du principe dodécaphonique dans les premières décennies du XXe siècle ; l’affirmation du structuralisme comme cadre général des sciences humaines naît de la convergence des enseignements de Lévi-Strauss et de Jakobson au sortir de la seconde guerre mondiale. Au même moment, émerge l’école de Darmstadt dont les principes directeurs sont assez voisins. Mais l’analyse de Ruwet est très restrictive. Pour lui, l’harmonie tonale est comparable à la langue et les œuvres sont égales à des actes de parole individuels, qui se forment au sein de cette langue. La comparaison ne paraît pas insensée en effet mais il convient d’en cerner les limites. La musique ne connaît pas la double articulation. Elle ne porte pas de signification verbale. La notion de "langue" est un abus de langage ici et tout le reste de la démonstration s’en trouve grevé. Comment expliquer, en effet, qu’il y ait des œuvres réussies (ce qu’admet par ailleurs le linguiste) dans cette absence de langue représenterait le sérialisme - et même toute atonalité ? Ce n’est pas logique. Il est plus logique de considérer que ce qui existe prime et que les œuvres sériels relèvent effectivement d’univers de règles relatifs et que cela ne pose pas, a priori, de problème particulier puisque ces langages ne sont précisément pas des langues, doublement articulées et porteuses de signification. La comparaison entre langage musical et langue naturelle ne peut donc être que très limitée, voire trompeuse. Il y avait bien l’idée, dans l’Europe coloniale, que les musiques traditionnelles du monde colonisé étaient inaccessibles aux oreilles occidentales. L’histoire à montré qu’il n’en était rien et l’impact des traditions extra-européennes sur la modernité musicale en offre l’illustration la plus complète. Une expression musicale singulière ne se ramène pas à un idiolecte parce qu’il y a ni industrie grammaticale ni formation lexicale articulant signifiant et signifié. La musique- toute musique - véhicule à chacune de ses expressions un univers de règles induites, codifiées ou non, dont l’appréhension par la collectivité (le "public") ne nécessite pas un véritable plurilinguisme mais une compréhension des moyens d’expression - des moyens et peut-être aussi de leurs fins. C’est l’enjeu de toutes les musiques hybrides qui foisonnent aujourd’hui à travers le monde et peuvent rendre optimiste dans un contexte global plutôt navrant.

 

Dans le cas des pièces de caractère sériel, obtenues par une forme de distillation elle-même sériée, la question de l’expression est, comme celle de l’intention, profondément altérée. Ce qui leur donne forme, ce sont quasi des objets trouvés.

 

C’est l’accident qui révèle la latence. L’accident, c’est ce qui n’était pas attendu et qui interrompt un processus. La série est un accident généralisé en ce qu’elle interdit à tout processus de se développer (hors d’elle) et neutralise, d’une certaine façon, l’attente. La série s’accidente elle-même car, on le sait, toute manifestation d’une série hormis son déroulement linéaire en perturbe la perception, l’identité sonore et auditive, l’existence sérielle même. La série s’efface. Elle devient elle-même, même si elle est réalisée complètement, une latence. Son absence n’est pas un simple effacement. Pour qu’il y ait latence, il faut qu’il y ait poussée, mouvement. La latence est une absence dynamique.

 

Dans le rêve, l’élément latent a tout autant de consistance, et parfois plus, que l’élément présent ou visible. Il exerce sa pression, tout d’abord, en ne se manifestant pas. Ce n’est qu’en déroulant le fil des associations d’idées, en suivant la méthode freudienne par exemple, qu’on identifie les termes d’une série virtuelle qui gravite autour des éléments demeurés en mémoire chez le rêveur. Série virtuelle qui est plutôt une série de série (un réseau virtuel aux entrelacs indéfinis) qu’une séquence linéaire et qui, pour Freud, porte un sens, une sémiotique au sens médical du terme. L’accident - l’incongru, l’impossible, ce dont la bizarrerie capte l’attention - apparaît alors comme le signal de cette série seconde que dénoue, ou non, la remémoration. Les fils peuvent être multiples, le rêve remémoré particulièrement torve. On a parfois le sentiment que le degré d’incongruité d’un rêve trahit l’archaïsme de la série virtuelle qui le motive. Plus les éléments d’origine sont enfouis, plus ils sont transformés dans leur substance et moins ils ont de lien logique entre eux. Je ne garantis pas scientifiquement ce postulat mais l’hypothèse paraît solide et permet d’envisager la série dodécaphonique sous l’angle de l’archaïsme psychique, ce qui peut surprendre et qui, pourtant, m’apparaît cohérent avec l’appréhension qu’un individu peut avoir d’une série et de ses possibles sonores. La production de pièces dodécaphoniques dérivées se nourrit de latences, d’accidents, d’incongruités qui interrogent le substrat psychique.

 

Tout ceci dans un contexte de musique de chambre. Dans un sens plus conforme à nos conditions de vie actuelles. Il s’agit réellement d’une musique produite dans une chambre, éventuellement un salon ou une salle à manger, plus rarement dans une salle de bain, d’un appartement qui plus est. Étudiant, j’étais dans le pavillon familial. Il est possible que les voisins ou des passants aient entendu des cris effroyables, des mélopées bizarres et encore d’autres bruits, à l’époque. Par la suite, il a fallu que je m’adapte à mon environnement. Cela se ressent en particulier pour la voix. Aujourd’hui encore, tout ce que j’enregistre est soumis à une condition de discrétion certaine, qui pèse sur le travail de la voix, en particulier. Il fut un temps où j’allais aux limites de la ville ou dans des endroits reculés pour m’exercer à des vocalises qui n’étaient pas dodécaphoniques. Peu importe. Le principe est le même. Même si l’enregistrement a permis l’émergence de types de chant qui ne nécessitent pas de chanter "à pleine voix", il faut bien que la voix soit pleine pour parvenir à stabiliser un tant soit peu la note. Les enregistrements dodécaphoniques à quatre voix égales de l’année 2003 sont effroyables. Les voix s’y superposent avec toutes leurs défaillances : instabilité de la note, approximation, faiblesse du débit... Tout cela dans un contexte de notes longuement tenues, dans une complète absence de direction. L’expérience n’était pas inutile mais elle ne pouvait guère produire de résultat positif. Le dodécaphonisme implique un chromatisme et des sauts d’intervalles qui tolèrent d’autant moins l’imprécision qu’on n’a plus, en chantant, le filet de l’attraction tonale. Dans le passage d’une note à l’autre il faudrait ne jamais hésiter et, plus difficile encore, ne pas trembler, maintenir l’oscillation à son point le plus juste. C’est dire que l’incorporation du matériau sériel est absolument nécessaire car le filet de l’attraction tonale, s’il a ses charmes, n’est concrètement d’aucune nécessité dès lors qu’on a autour de soi les éléments et les ressorts d’un univers formel. Dans le cas présent, c’était plutôt une sorte de soupe informe, de la boue vocale si l’on veut. Le balbutiement n’était certainement pas vain pour autant. Je n’ai pris conscience que très progressivement de l’existence autonome de chacune des voix dans ce type d’enregistrement. Les temps sont relativement individués mais sans qu’un espace s’ouvre entre elles. Au lieu, on a un long fil qui semble se désagréger à mesure qu’il s’étend.

 

Dans les PCS, au contraire, les séquences forment des îlots bien distincts. Et c’est dans cette structure d’archipel que prend corps la latence, dont la première expression tient dans ce qui n’est pas continué et devrait l’être. Tel l’entrelacs de "Won day" qui oppose son oscillation (ré-sib, fa#-do) un peu lancinante aux inflexions brusques des premières mesures et se voit lui-même interrompu avant de réapparaître, altérée mais reconnaissable, pour se dissiper à son tour. Effectivement, cette ligne est issue de l’accompagnement de la pièce d’origine rédigée pour pseudo quatuor à cordes. Dans la pièce d’origine, le motif lancinant se poursuit en contrepoint de la ligne principale. Dans l’adaptation pour basse seule, elle n’est plus qu’en pointillé.

 

J’ai un peu négligé la dodécaphonie de la dernière livraison d’extractions oniriques jusqu’ici. J’avais le sentiment qu’elles étaient en reflux par rapport à la première série. Il faut sérieusement réévaluer ce constat. Dans les faits, c’est le "tuilage" qui est resté en retrait. La dodécaphonie ne s’est pas tellement repliée, même stratégiquement. Elle est présente à travers des structures dérivées, itératives, en accompagnement des narrations oniriques. On reconnaît parfois très clairement les motifs d’origine mais souvent, ils sont profondément altérés et ce tout d’abord pour des raisons pratiques. Ces motifs ont en commun une relative difficulté d’exécution ou d’appréhension. Il est nécessaire de les répéter de nombreuses fois, aussi régulièrement que possible. Il faut en ralentir le tempo tant que la régularité ne sera pas obtenue. Cette figure qui n’a vocation qu’à durer qu’une fraction de seconde dans la notation fixée devient le socle rigide d’un accompagnement rigide, parfois brutal et dont le dessin est généralement asymétrique. 2Nµ99U

 

Les latences extrinsèques à l’univers spécifique de la pièce sont plus complexes à appréhender car elles renvoient à l’absence de la série en tant que telle et à la manifestation identifiable de formules qui lui sont propres. Cette identité de la série qui semble se perdre dans la pièce, on la frôle parfois en comparant entre elles les diverses pièces.

 

 

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