Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Forum] [Contact e-mail]
Navigation
Ma dodécaphonie
Ma dodécaphonie (10)

[E-mail]
 Article publié le 30 avril 2023.

oOo

La question n’est peut-être ni celle du chemin ni celle du cheminement mais celle, plus statistique, de la densité de nos chemins.

 

Ici, un chemin est dense à proportion de ce qu’il a été fréquenté. Ce n’est pas métaphorique. Bien sûr, le raisonnement pourrait être exactement le même pour nos trajets individuels, physiques. Il y a des rues que nous avons passé 10 000 ou 20 000 fois dans notre vie, d’autres quelques milliers ou centaines de fois, d’autres encore cinq ou dix fois. Et il y a des chemins que nous n’avons emprunté qu’une fois, deux si l’on distingue l’aller du retour. La part de ces proportions grossièrement taillées est très variable d’une personne l’autre. Moi qui suis très sédentaire, je marche quotidiennement dans des rues traversées 10 000 fois ou plus depuis ma naissance. La part des chemins que je n’ai emprunté qu’une seule fois ou exceptionnellement n’est pas négligeable pour autant. La densité dont il est question ici n’est pas une densité émotionnelle mais statistique. Rue = 10 000, rue = 250, rue = 3. Il n’y aura pas par exemple : champ = même 100. Il n’y a pas un même champ où je me sois promené plus de 20 fois, je pense. Je ne m’en réjouis ni le regrette. Je calcule les densités statistiques tout en sachant qu’elles n’induisent pas de densité émotionnelle mais qu’elles inscrivent néanmoins une densité psychique, ce qui se traduit dans le rêve. Il y a des endroits archaïques et des endroits fantasmés et ils peuvent se combiner sur le modèle "archaïsme x fantasme". Il en va de même pour les figures musicales auxquelles vous essayez de vous exercer. La densité psychique est sans doute plus glamour que la densité statistique. Mais, paradoxalement peut-être, c’est la densité statistique qui permet le mieux d’appréhender la densité psychique réelle car elle ne court pas après une image fantasmée, fatalement insaisissable mais elle rend compte, à tout de moins dans les grandes masses, de l’archaïsme potentiel de chacun des chemins que nous empruntons. Un chemin emprunté plus de 20 000 fois est forcément un chemin archaïque.

 

Le jeu instrumental reproduit à sa façon cet étrange équilibre des cheminements. De la première prise en main par le débutant au geste assuré du musicien expérimenté, on pourrait dessiner une statistique de gestes effectués 10 000 fois (Smoke on the Water) à de véritables hapax, dont la singularité entraîne une intensité inversement proportionnelle à la densité. Tout ceci est très élastique. La densité statistique est un peu paradoxale. D’un côté elle peut intensifier. De l’autre, elle neutralise. Tel chemin de bus que j’ai emprunté 7 300 fois environs, je ne le vois plus. Je le traverse en recherchant toutes les diversions possibles : livre, Walkman, smartphone... Parfois j’en visualise des fragments, très brefs : un rond-point, une boutique nouvellement ouverte dont la vitrine est particulièrement criarde, un chantier initié sur ce qui était longtemps resté un terrain vague ou une maison abandonnée... Densité = n+1. Intensité = 0,21. Si l’instant est dramatique, peut-être, l’intensité atteindra-t-elle 7 ou 8, je ne sais pas. Mais un jour comme un autre, enfin...

 

La différence entre les chemins que nous empruntons de jour en jour et l’exercice d’un instrument, d’une interprétation ou d’une exécution, c’est bien sûr l’intention artistique. Je n’ai pas l’intention, quand je rentre du supermarché, d’assurer une performance égale ou supérieure à mon parcours de la semaine précédente. Je veux certes faire mes courses aussi efficacement que possible mais le chemin m’est acquis : je ne me réjouis pas spécialement d’avoir réussi à me rendre quelque part où je devais me rendre, en général, même si je ne m’y étais jamais rendu auparavant. Il est rare que je fasse des courses dans un supermarché très éloigné de chez moi, en fait. Mais l’intensité psychique d’un tel trajet (qui conduit à faire des courses dans un supermarché que vous ne fréquentez habituellement pas, pas très éloigné mais difficile d’accès) reste médiocre : 2,3 à 3,4 environ. Si je travaille une pièce musicale, en revanche, je vais accomplir une série de gestes que je devrai répéter indéfiniment, en les fractionnant le plus souvent, non pas pour me ravitailler mais pour réussir son exécution. L’intention n’est pas la même. Les deux intentions sont même aux antipodes l’une de l’autre. Non seulement il ne s’agit pas de me ravitailler mais surtout, ĵ’attends de l’exécution programmée qu’elle soit au moins aussi réussie que les essais antérieurs. Ce qui n’est pas le cas, loin s’en faut. Mais l’horizon est là. Et la méthode est relativement simple : jouer, jouer et jouer. Le commun entre nos déplacements et la pratique musicale, c’est bien cette statistique de chemins empruntés 10 000, 500, 6 ou une seule fois. Et c’est bien cette statistique qui oblige à jouer, jouer et encore jouer. Une fois la pièce acquise, je pourrai l’appréhender comme une promenade et ce sera encore plus vrai s’il s’agit de pièces dodécaphoniques. L’image employée par Webern de l’homme qui sort de chez lui parce qu’il fait beau, décide de faire une promenade, aperçoit un bus et l’emprunte avant de prendre un bateau qui le conduit en Amérique était plutôt destiné à illustrer l’évolution de la musique vers l’atonalité mais elle exprime parfaitement la logique sérielle qui ne connaît pas le retour sur soi, et même le retour tout court. Peut-être Webern aurait-il dû parler, plutôt que de "chemin vers la nouvelle musique", de nouveaux chemins vers la musique. La prétention à la nouveauté, appliquée à la musique, est un peu problématique, surtout si l’on y voit un avenir exclusif. En revanche, le cheminement et ses chemins sont eux-mêmes assez inédits. En tout cas, ils conduisent automatiquement à se confronter à l’inouî, même cent ans après la divulgation de la méthode dodécaphonique par Arnold Schoenberg. Ce qui nous renvoie, non sans ironie, à la vacuité du poncif déjà évoqué d’une prétendue ou supposée impasse du sérialisme. Parlerait-on d’impasse de la promenade ? L’absurdité est égale.

 

Au lieu d’impasse, il y a des tunnels. Des passages prolongés où les notes se combinent, le plus souvent avec régularité, sans indiquer de direction particulière. On pourrait croire des exercices destinés à délier les doigts, on imagine à peine les chanter. Il semble impossible d’identifier en eux une direction. Pourtant, de seuil en seuil, les choses se mettent effectivement en place. Le tunnel se fait sentier pédestre. Parcours chaotique si l’on veut mais parcours tout de même, avec ses points de repère dont rien ne laissait supposer, en amont, qu’ils auraient à assumer ce rôle. Nous marchons dans les pas de Ferdinand de Saussure, assurément, pour qui "le hasard crée ce qui deviendra significatif". Nous donnons sens à des formes que nous n’avons pas choisi, que nous n’aurions pu choisir puisque leur choix aurait impliqué que nous en eussions déjà une certaine compréhension. Mais elles prennent le sens de leur existence singulière. Nous pourrions, à la limite, abandonner toute initiative personnelle dans ce jeu. Mais cet abandon de soi est, comme la neutralité revendiquée dans l’art conceptuel, un effet, une intention désespérée ou bien une duperie. Le matériau sériel nous oblige, certes. Il ne nie personne en revanche. Le geste se dénue certainement. Il ne s’annule pas. Le processus de production des Pièces de caractère sériel est nourri de bricolage. Des bricolages stratifiés, de medium en medium, en sorte que le résultat comporte en proportions voisine la part du choix et celle de l’accident. Jusqu’au bout, le choix aura beau jeu de sceller l’accident en une forme, l’accident aura toujours loisir de contrefaire ce qui fait office d’intention.

 

Entre le choix et l’accident, se tient le geste. Il n’est ni choix ni accident. Il tient certes du choix en ce qu’il naît d’une intention mais s’il la traduisait, on serait virtuose par la seule force de la pensée. Le geste n’est qu’une expression dans le meilleur des cas incomplète de l’intention qui le porte. Même le geste le plus réussi, le plus acrobatiquement abouti avec aisance, n’est que l’esquisse d’un geste non encore réalisé, à peine imaginé peut-être. Le geste de l’apprenant n’est quant à lui qu’un champ de bataille, où l’intention s’oppose non pas au hasard mais à la résistance du corps - de tout le corps - à l’exécution de la séquence qu’il tente de restituer. Jusque récemment, je n’envisageais pas qu’il y eut, du point de vue instrumental, un geste sériel. Je voyais bien les stéréotypes qu’on véhicule encore parfois. Mais l’exercice régulier d’une série de séries dodécaphoniques à la guitare basse m’en donne le sentiment le plus vif. Les relations d’intervalle d’une série nourrissent non seulement la structure mélodique et harmonique de la pièce mais également sa gestuelle. D’une manière générale, le chromatisme d’un côté, les intervalles disjoints de l’autre, contribuent à façonner une gestuelle générale qu’on retrouvera en proportions variables dans toutes sortes de séries. Le geste est également conditionné par le principe de discontinuité qui affecte presque obligatoirement le déroulement d’une pièce dodécaphonique. Le pianiste qui joue de longues séries d’arpèges du monde tonal peut être amené à en varier considérablement les notes et même l’enveloppe rythmique. Il doit précisément restaurer la continuité dans et par son jeu, maintenir la qualité d’une pulsation constante qui transcende l’accident. Dans le monde sériel, rien ne transcende l’accident hors lui-même. Il est possible de concevoir des arpèges dodécaphoniques mais la fonction tonale des notes étant absente, ils ne sauraient accomplir un programme similaire en termes de progression, par exemple. Notre arpégiation dodécaphonique ne connaît pas la progression. Elle obéit à des principes plus entropiques, régularité et évènement. L’enchaînement sera toujours marqué par la discontinuité, l’interruption, l’asymétrie. Ce qui est remarquable, dans ces enchaînements interrompus et ces reprises arrêtées, c’est qu’ils condensent en eux un temps demeuré à l’état de potentiel, un temps non réalisé (et c’est ce temps virtuel qui alimente notre harmonie fantomatique). Les formes s’articulent entre elles ainsi, par l’intelligence de leurs potentialités inexploitées. Communément inexploitées.

 

Chacune de ces formes est habitée par un noyau opaque. Le même noyau de nuit qui habite les formes incomplètes d’un souvenir de rêve. Toutes ces formes ont en commun leur empêchement, en somme. D’elles à elles, quelle que soit la jonction, un rideau invisible se dresse. "Je n’étais pas née pour être là", se renvoient-elles l’une à l’autre. Et pourtant si. Ce ne sont pas seulement les formes, les figures individuelles qu’il s’agit de connaître dans toutes leurs réalisations. C’est aussi leur combinaison infinie mais incapable de restaurer une continuité entre des êtres erratiques et qui n’ont guère que le sens de leur errance. C’est pourquoi la note seule est si importante dans une série. C’en est le noyau le plus irréductible, à moins de s’appuyer sur la série harmonique, ce qui n’est pas le propos de l’artefact dodécaphonique. Il faut bien concevoir que, lorsqu’on entend une note seule, longuement tenue ou répétée, on est au point d’entrée x ou y d’une série = Z. L’oiseau qui tient ce sifflet matinal, tout au long de l’année, est installé sur une série latente comme sur sa branche. Prisonnière de la série dodécaphonique, la note seule en est pourtant le principal pilier. C’est aussi la limite de la série car, à travers la note seule, on est dans un espace où, potentiellement, il n’y a plus de série. Comme un promeneur qui quitte la ville et parvient au bord d’un champ coupé par une petite route qui va au loin, vers un horizon indéterminé où rien de ce qui faisait son existence ne subsiste. L’écoute de la note seule est un exercice absolument obligatoire. Il faut l’entendre et la ré-entendre, la jouer et la chanter. Un chanteur pourra passer une pleine demi-journée sur la vocalisation de la note qui a retenu son attention, comme point de la série ou pour sa valeur absolue. C’est le résultat de la discontinuité sérielle. Une note isolée peut parfaitement être interprétée comme une série défective. Son existence isolée dans la série est déjà plurielle dans son ontologie.

 

À partir de là, l’engendrement sériel peut être plus ou moins complexe. Au premier niveau, on a les relations qui s’instaurent entre les termes de la série de base. À un second niveau, interviennent tous les croisements de séries. À un troisième niveau, des modes d’organisation dérivés de la série mais exploitant d’autres modes de calcul pour organiser le matériau. Personnellement, je me suis beaucoup attaché au premier niveau, trop souvent mal considéré alors qu’il est déjà riche de virtualité. Il conduit rapidement au second niveau, cela dit. Toute combinaison de segments engendre une forme nouvelle, née de l’organisation sérielle mais non soumise à son principe. Chaque nouvelle forme embarque avec elle son noyau opaque, le même noyau opaque qui structure les éléments de premier niveau. Il n’y a qu’au troisième niveau qu’on pourrait se débarrasser de cette condition de discontinuité si on le souhaitait et rétablir un principe de transformation continue, à la limite analogue à des progressions tonales ou polytonales mais il n’est pas question de ça ici. Il ne s’agit pas de faire malgré le noyau opaque mais d’œuvrer en son sein, au contraire et d’en extraire la matière secrète. Les sécrétions, en somme : extraction, or, purin.

 

Le medium joue assurément un rôle crucial dans cette extraction. Qu’il s’agisse de la feuille de papier, de l’application informatique ou de la bande magnétique, la projection s’inscrit dans une matière dont la nature diffère radicalement. Lecture et écoute intérieure d’un côté, experience d’écoute indéfiniment reproductible de l’autre. La partition joue un rôle opaque dans ce jeu. Contrairement à l’enregistrement, elle implique la lecture et l’interprétation. L’existence d’une note à tel ou tel endroit de la partition est certes donnée, l’intention qui la porte est absente. Les fonctions ne se dessinent que dans le rapport que les figures entretiennent entre elles, prisonnières à la fois de leur accidentalité et de leur déterminisme. En multipliant les variations, en croisant les expressions de la série dodécaphonique, on obtient sans même l’avoir calculé un réseau de relations qu’on pourrait qualifier de fantomatiques en ce qu’elles ne se rejoignent jamais en un système clos. Chaque série dessine sa phraséologie propre. La partition en fixe des expressions partielles (ou non) et altérées (obligatoirement, à moins de prétendre égrener aussi mécaniquement que possible les termes de la série) qu’il revient à l’écoute d’assembler. Certaines notes sont isolées. Souvent en début ou en conclusion de pièce mais pas exclusivement. La note occupe alors la mesure complète. Elle se détache de tout ce qui la précède et de tout ce qui lui succède (même du silence qui ferme la pièce). Plutôt que comme conclusion, elle semble marquer une transition. Si ces notes isolées sont ce qu’il y a de plus simple à jouer, leur interprétation est difficile car elle ramène à un exercice de dénuement, à rebours de toute virtuosité.

 

Il en va de même des motifs saillants. On peut les jouer plus ou moins aisément, il convient pourtant de les situer dans le flux de la pièce. Après les avoir identifiés, bien sûr. Or, leur identification est rendue plus difficile par leur non répétition. Il faut les comprendre dans leur opposition à ce qui les entoure, voir comment ils répondent à ce qui précède. Parfois, de tels motifs sont réinjectés artificiellement (c’est le cas dans "Extinction"). Mais la plupart d’entre eux sont des gestes isolés.

 

Dans les séquences plus développées, la difficulté n’est pas moindre. La régularité du déroulement peut aider, sinon à entendre, du moins à enchaîner les gestes nécessaires à l’exécution de la séquence. Mais la compréhension n’est pas moins nécessaire et si elle fait défaut, l’effort physique sera insuffisant à aboutir le geste. Ce qu’on perçoit comme une difficulté physique, un geste qui dépasse nos capacités techniques, est bien souvent le résultat d’une compréhension (ou entente) imparfaite du motif, ce qui ne pardonne pas. Le jeu musical traduit en effet très finement la compréhension. Et trahit l’incompréhension avec autant de précision.

 

La pièce "Acma au chaos" illustre bien cette discontinuité radicale. Il s’agit d’une pièce brève, dérivée comme son nom l’indique d’"Acmaoapna", dont elle reprend le thème initial en l’accélérant. La suite de la pièce, pourtant, prend une allure plus modérée, enchaînant essentiellement des accords qu’articulent entre eux des notes pivots. Cette pièce ne présente pas de difficulté d’exécution considérable : pas d’extension excessive, pas d’accélération échevelée. Sa difficulté se situe ailleurs. Elle se situe dans la transition entre les différentes séquences. Il y a tout d’abord ce passage d’un rythme vif à un rythme modéré, aux inflexions appuyées, qui domine tout ce qui suit. Mais, à l’intérieur même de cette deuxième section disproportionnée, les phases se succèdent sans se compléter, pourrait-on dire. Chacune entraîne une impulsion nouvelle, qui elle-même n’aura pas de suite, sinon dans ce schéma pas tout à fait ternaire, accidenté de bout en bout et, en même temps, d’une logique apodictique. Le substrat obtenu peut être corrigé ou affiné à la marge, il peut lui aussi faire l’objet de variations ou de variantes. Il est, en l’état, fini. Les points d’interrogation qui le composent sont parfaitement dessinés. Et il revient à l’exécution de restituer aussi justement que possible le dessin de cet entrelacs de points d’interrogation.

 

Un commentaire, une critique...?
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides. Servez-vous de la barre d'outils ci-dessous pour la mise en forme.

Ajouter un document

 

www.patrickcintas.fr

Nouveau - La Trilogie de l'Oge - in progress >>

 

Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Contact e-mail]
2004/2024 Revue d'art et de littérature, musique

publiée par Patrick Cintas - pcintas@ral-m.com - 06 62 37 88 76

Copyrights: - Le site: © Patrick CINTAS (webmaster). - Textes, images, musiques: © Les auteurs

 

- Dépôt légal: ISSN 2274-0457 -

- Hébergement: infomaniak.ch -