Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Forum] [Contact e-mail]
  
Romanciel - Le dernier opus de 'La Société des timides à la parade des oiseaux'
Navigation
[E-mail]
 Article publié le 26 février 2023.

oOo

La Société des timides à la parade des oiseaux, la Stpo pour les connaisseurs de ce groupe exceptionnel, trop peu connu, est un des très rares collectifs à géométrie variable qui ait traversé l’époque depuis sa création au début des années 80. On peut se reporter utilement à la biographie du groupe sur leur site, lire aussi un article très éclairant consacré à leur dernier opus en date intitulé Romanciel :

http://www.wiki-rennes.fr/LA_STPO

https://lastpo.bandcamp.com/#

Les textes, dans cette musique, occupent une place éminente, non seulement en raison de leur qualité intrinsèque mais aussi en ce qu’ils se fondent parfaitement dans la musique, musique et texte formant un tout signifiant indissociable, la voix chantée-parlée de Pascal Godijkian faisant l’interface entre la partie strictement instrumentale et les textes étranges dont il est l’auteur.

Il serait réducteur d’assimiler la Stpo au dadaïsme qui n’a laissé pour ainsi dire aucune musique, dadaïstes puis surréalistes étant passé complètement à côté de la musique voici maintenant plus d’un siècle. Breton n’aimait pas la musique. Grave erreur !

Pierre Boulez entreprit dès les années 50 du siècle vingtième de changer radicalement la donne en honorant de nombreuses fois des textes magnifiques de René Char (Le visage nuptial, Le soleil des eaux, des extraits du Marteau sans maître) mais aussi de Stéphane Mallarmé et de Cummings.

En aucun cas, il ne s’agissait dans l’esprit de Boulez de créer une ambiance musicale destinée à faire revivre des textes surréalistes, certes bien présents dans Le marteau sans maître de Char, mais bel et bien de redonner une place éminente à la grande poésie en dialoguant musicalement avec elle comme, en leur temps, l’avaient fait Beethoven, Schubert et Schumann, puis Hugo Wolf dans leurs lieder « sur » des poèmes de Goethe, Müller, Eichendorff, etc…, mais cette fois-ci dans un contexte et un cadre musical élargi tout informé des Viennois, de Stravinsky (ses magnifiques Trois poème de la lyrique japonaise, entre autres), de la musique japonaise et balinaise.

Pari réussi : Le marteau sans maître, Pli selon pli ainsi que Le visage nuptial et Le soleil des eaux sont désormais des classiques du répertoire contemporain.

La Stpo produit ses propres textes en la personne de son chanteur et parolier Pascal Godijkian. Ce groupe produit une musique d’une grande complexité en s’appuyant sur les textes de Pascal. Volontiers atonale, souvent grinçante, toujours faite de ruptures, cette musique propose un voyage sonore en produisant de longues plages qui s’écoutent comme autant d’historiettes étranges.

Le tout, fort réjouissant, d’une extrême variété de climats, s’écoute pour ainsi dire comme un rêve musical éveillé qui me rappelle singulièrement Alice au pays des merveilles, car tout y dérange nos habitudes d’écoute héritées des musiques pop.

En effet, guitares basse et guitare électrique, synthétiseurs, percussions, batterie et récemment violon produisent un environnement sonore proche, en apparence seulement, d’un rock qu’on pouvait entendre chez le Soft Machine de la grande époque ou encore chez Frank Zappa. Ni pop ni rock déjanté de haut niveau, la Stpo suit sa propre voix.

Ses membres ont beaucoup écouté les musiques les plus ardues et les plus pointues de la scène cold wave et industriel de la fin des années 70 et du début des années 80, tout ceci pour seulement donner une petite idée de ce qu’ils proposent, sachant que rien chez eux ne s’appuie sur des réminiscences plus ou moins discrètes mais bien sur un propos original. Le mieux, c’est encore de les découvrir en les écoutant !

Je tiens ce groupe pour un des plus remarquables qui ait jamais existé en France. Sa renommée dépasse d’ailleurs les frontières.

Voici une réponse de Pascal Godijkian qui décrira mieux que je ne saurais le faire le processus créatif du groupe dans son rapport au texte.

*

Suite à une question écrite posée à Pascal Godjikian.

 

Jean-Michel Guyot : Les textes sont-ils tout prêts avant toute composition ou évoluent-ils en cours de travail ou bien encore n’arrivent-ils qu’après coup, une fois la musique élaborée ?

Pascal Godijkian : C’est une question qui aurait besoin d’un long développement.

Alors je vais répondre pour les 4 de Romanciel.

Pour Roman et pour la Diminuée : ce sont des textes construits à partir de phrases rêvées. De temps en temps, au lieu de rêver des scènes la nuit, je rêve des phrases. Je les note. J’en ai plusieurs cahiers. Lorsqu’il me prend de vouloir créer une nouvelle compo pour le groupe, avec un thème en tête, je lis mes cahiers et sélectionne toutes les phrases intéressantes. Je les recompose alors en trouvant un ordonnancement et en corrige certaines (mais le moins possible).

Bien entendu, dans ces phrases rêvées, il y a beaucoup de néologismes, parfois des mots en anglais, allemand ou d’autres langues, voire des langues inventées.

Pour Rien qu’un ciel, la partie en français est construite sur le même principe. Pour la partie en allemand et en anglais, là, c’est écrit.

Dictionnaire : là, à part la phrase (j’appelle, l’air s’épelle), les autres mots proviennent d’un travail que j’avais effectué dans les années 80 pour la compo Asaphum. Je lisais Totem et Tabou de Freud, et je voulais mettre en musique son récit sur la prise en charge spirituelle d’un peuple dit primitif après qu’il a abattu son gibier.

Pour cela je voulais confronter une langue première avec un certain absolu technologique. J’ai donc écrit un petit programme (ce que je ne saurais plus faire maintenant) pour générer des mots en indiquant la forme (suite de consonnes et voyelles) et la fréquence de certaines lettres (les k, les p, les h, etc).

J’ai récolté des pages et des pages de listing avec des mots. J’ai écrit ce texte Asaphum, censé être dans une langue première mais avec des mots générés technologiquement, et j’ai aimé ce contraste car il me semble que cela fonctionne. Ce listing, je l’ai gardé et je l’ai repris pour évoquer ce dictionnaire. J’avais devant moi des mots automatiques qui m’ont inspiré.

Jean-Michel Guyot : Est-ce que ce sont les tiens de bout en bout ?

Pascal Godjikian : Oui, mais donc ils peuvent m’avoir été donné en rêve.

Et aussi j’utilise parfois des improvisations créées lors de session avec le groupe Les Mammouths (il y a un Bandcamp). C’est un groupe avec 2 actuels de La Stpo et 2 anciens. On se retrouve de temps en temps pour improviser. Tout est improvisé, y compris les textes. Parfois il en sort des moments qui m’intéressent tout particulièrement, que je transcris et il m’arrive d’en utiliser des passages pour La Stpo.

Jean-Michel Guyot : Les textes sont-ils tout prêts avant toute composition ou évoluent-ils en cours de travail ou bien encore n’arrivent-ils qu’après coup, une fois la musique élaborée ?

Pascal Godjikian : Oui, ils préexistent toujours à la création musicale. Ce sont eux qui constituent la structure de la compo.

J’imagine un découpage (comme un film) avec des scènes, des ambiances, en fonction du texte, du découpage du texte. Je n’ai pas souvent au préalable ma façon de dire/chanter/exprimer le texte ou seulement en partie. Et lorsqu’on cherche ensemble comment exprimer telle partie, mon chant/déclamation/expression peut changer, évoluer ou être trouvé. Le texte n’arrive jamais après la musique.

 

FORUM
Pour participer, voir en bas de page>>


Commentaires :

  Imprévisible par Jean-Michel Guyot

Faut-il, avec Valéry, parler de « poïétique » pour souligner que le fait poétique tient d’abord à un art de la facture (poïein, en grec : faire, fabriquer) ? C’est cela d’abord que Schubert forgea à nouveaux frais, en donnant au lied une nouvelle voix : celle du piano. Lui qui, déménageant de galetas en galetas, n’avait presque rien à lui, eut toujours un piano. Dans ses premiers lieder, ce n’est pas le traitement neuf de la voix humaine qui frappe, mais bien l’irruption d’un piano qui, tantôt chante, tantôt décrit voire imite, tantôt dit ce que la voix ne dit pas. Le piano, chez Schubert, n’accompagne pas. Il ne se contente même pas de « chanter avec » (mitsingen). Il ouvre l’arrière-monde du texte littéraire. Il fait surgir ce que le texte suggère ; entendre ce qui ne s’y révèle qu’à demi-mot. De 1814 à 1827, le lied schubertien pourrait être analysé comme l’immense déploiement des capacités narratives, dramatiques, mimétiques du piano.

Sylvain Fort, Revue Diapason, Février 2023

 

J’en suis aujourd’hui à un point qui n’est qu’une étape bredouillante encore mais je n’ai pas de raison de me censurer. Je n’ai pas de contradicteur. Je n’en aurai pas car, pour me contredire, il faudrait que nous partagions un même sol discursif. Et je vois bien que ce n’est pas possible. J’en suis, donc, à réaliser le projet que j’avais conçu aux environs de 1999 d’un ensemble de pièces solistes dédiées à la guitare basse, de caractère dodécaphonique.

Pascal Leray, Seconde introduction au sérialisme

*

La linéarité, consubstantielle à l’art musical, constitue, tant pour le compositeur et l’interprète que pour l’auditeur, le passage obligé qui permet d’aborder le foisonnement d’une œuvre point par point suivant une ligne de temps que dessine la durée musicale. Temps lisse et temps strié s’y combinent permettant une série infinie de combinaisons de timbres, d’attaques, de résonances, de rythmes et d’harmonies.

Cette durée musicale peut être organisée de telle manière que les variations de la matière musicale qui s’y offrent à entendre ne suivent pas un schéma linéaire : telle variation peut intervenir dans le flux sonore avant même que ne soit énoncée la cellule qui en est à l’origine.

Ainsi, le flux temporel, condition sine qua non de toute musique, peut être porteur d’un flot narratif non-linéaire dans son organisation interne, flot qui s’appuie sur le linéaire pour produire un discours non-linéaire.

Ce qui met en évidence, à tout le moins, le primat du narratif dans le discours musical : sans ce discursus, nous n’aurions à entendre qu’une succession de sons naturels ou artificiels plus ou moins agréables, feuilles des arbres qui bruissent dans le vent, bruit pétaradant d’un moteur de moto de petite cylindrée, marteaux-piqueurs, avions à réaction, cascades, etc… 

Les œuvres contemporaines saturent cette incontournable linéarité en multipliant les angles d’écoute possibles. Toutes les œuvres se doivent d’être écoutées de très nombreuses fois, sans que l’on parvienne tout à fait « à en faire le tour ». Rien à voir avec les ritournelles de la variété qui se mémorisent instantanément. Leur déroulement est si prévisible qu’il en est navrant de banalité.

L’imprévisible règne en maître dans l’élaboration d’une musique qui ne s’adresse ni tout à fait au cœur - sentimentalisme - ni à l’intellect - intellectualisme - mais à la sensibilité.

Une sensibilité éduquée, informée, qui demande à minima de très nombreuses heures d’écoute. C’est souvent par des vois détournées que l’on arrive sur un chemin de création capable à terme, la persévérance étant en la matière une vertu cardinale que doit posséder tout créateur, de frayer des voies nouvelles.

Pour ma part, la musique japonaise fut une révélation ; après l’avoir découverte, j’entendais d’une oreille entièrement neuve tout un ensemble d’œuvres qui avaient retenu mon attention au fil des ans sans me toucher profondément. Debussy, Stravinsky s’ouvraient à moi, tandis que Webern, Boulez et quelques autres prenaient un sens plus aigu.

Je fus heureux d’apprendre que Pierre Boulez était sensible aux musiques japonaises traditionnelles qu’il n’a évidemment pas imitées ni intégrées telles quelles dans ses créations mais qui l’ont conduit à reconsidérer l’instrumentarium classique ainsi que les phénomènes de résonance si importants dans ses œuvres. Marimbas, cloches et xylophones, gongs firent leur entrée dans un ensemble traditionnel ainsi élargi.

Un dialogue s’est instauré chez lui dès la fin des années 40 entre des instruments résonnants et des instruments à corde pincés (mandoline, guitare) dont les notes les plus aiguës meurent instantanément, le piano, à cet égard, offrant la double opportunité de la résonance et de la percussion. Boulez s’en explique très bien dans sa présentation publique de son œuvre Sur incises dans un Cd paru en avant-première du Cd Sur incises paru en 2000 sur le label Deutsche Grammophon.

 

Rien rien rien un train rien rien : rien de un train

 

Rien

rien

rienun

trainrien

rien : rien de

un

train

Pascal Leray

 

Présenté linéairement, ce court poème de Pascal Leray semble n’être qu’une suite arbitraire de mots redondants, tandis que, présenté sous sa forme originale, quelque chose comme un semblant de sens se dessine à son écoute. La vocalité de cet écrit est évidente ; c’est elle qui porte la charge sémantique de tous ces phonèmes qui, à une exception près, font résonner les voyelles nasales « ein » et « un/ain », si proches l’une de l’autre que beaucoup de locuteurs ne les différencient plus. Il s’agit là d’une micro-composition musicale qui joue sur un nombre très restreint de voyelles. « r, d, t » sont les trois consonnes qui soutiennent les voyelles mentionnées.

La présentation « en cascade » de ce court poème produit une grappe sonore agréable à regarder et à entendre ! Comme si on y descendait un escalier en sautant de marche en marche à un train d’enfer ! Cela me rappelle furieusement mes folles descentes d’escalier, quand, tout gamin, je sautais quatre à quatre les marches de mon immeuble en laissant glisser ma main gauche le long de la balustrade, une sensation très physique que je retrouve parfois aussi en rêve !

Il y a là une remarquable économie de moyens qui aboutit à un poème qui donne une sensation de vertige verbal. Belle introduction à une série de poèmes beaucoup plus longs. La fête continue sur plus de quatre-cents pages ; lisez ne serait-ce que le poème suivant, beaucoup plus ample, et vous aurez une idée saisissante de l’espèce de vertige auquel je fais allusion. 

La question que je me pose est la suivante : Serait-il possible de « mettre en musique » de tels textes ? Mettre en musique, voilà une expression problématique. Je reformule : Une musique pourrait-elle naître d’une écriture aussi dense et serrée. Je pense que oui !

Bien sûr, il faudrait faire un choix, se limiter à quelques textes, ce qui contredirait le projet de l’auteur qui est, je le cite, « d’assommer ses contradicteurs » par un très gros volume. Pascal Leray travaille en effet en ce moment à la création d’un opus de cinq-mille pages !

En tous cas, je rêve d’une telle musique ! Les rebonds, en art, sont toujours surprenants.

 

Jean-Michel Guyot
20 février 2023


  Textes et musiques : une odyssée française par Jean-Michel Guyot

Nombre de poètes français n’ont pas demandé à « être mis en musique », étant décédés bien avant que tel ou tel compositeur ne se décidât à donner suite à quelques-uns de leurs poèmes. Ainsi de Baudelaire et Verlaine. Mallarmé, trop « difficile », et Rimbaud, trop « sauvage », durent attendre les années 50…

Il est vrai que l’opéra à la sauce française exerça une hégémonie sur toute la production musicale à la mode durant une bonne partie du dix-neuvième siècle. Il n’en reste plus grand-chose… Il fallut attendre un Fauré, un Debussy, un Chausson, un Ravel pour que des musiques novatrices s’imposent et « s’emparent des poèmes des grands disparus…

Le précédent germanique - Beethoven, Schubert, Schumann, Loewe, Wolf… - ne leur servit pas de modèle mais plutôt d’aiguillon dans un contexte international peu favorable ; le nationalisme faisait rage et faisait pour ainsi dire office de raison d’être et de créer tant en France qu’en Allemagne qui rêvaient toutes deux d’en découdre, à l’ombre de la politique étrangère britannique de sinistre mémoire, faisant finalement le malheur de tous durant deux guerres mondiales et accélérant, par leur chute, une hégémonie culturelle nord-américaine prédatrice, mais ceci est une autre histoire ! Chut(e) !...

Puissance vaincue puis déchue, la France se releva tant bien que mal de la catastrophe. Il fallait manger, reconstruire, relancer l’économie, la culture d’alors, essentiellement cinématographique, peinait à relever la tête…. Il n’y en avait que pour le cinéma et la littérature saupoudrées d’un peu de peinture et d’architecture dans un pays si peu enclin à la musique…

Certains jeunes compositeurs, n’entendant pas répondre aux sirènes nationalistes qui avaient conduit au désastre que l’on sait, inventèrent à Paris, à Darmstadt et à Milan des voies musicales nouvelles et transfrontalières héritées en droite ligne des Viennois, Schönberg et Webern en tête, Berg, trop « classique », dut attendre un peu son retour en grâce…

Dans le sillage et l’héritage mûrement réfléchi des Viennois, donc, Italiens, Allemands et Français se lancèrent à l’assaut des vielles institution sclérosées avec le succès que l’on sait. Domaine musical, Ircam et GRM en France, autant de structures qui marquèrent leur temps, Ircam en tête.

En France, le Belge Henri Michaux et le Provençal René Char eurent, quant à eux, contrairement à leurs illustres « aînés » à la triste destinée, l’opportunité de dire oui ou non de leur vivant à ce nouvel engouement pour des poésies complexes extrêmement denses qui répondaient aux attentes de compositeurs hardis désireux de rompre avec les traditions musicales sclérosées qui sévissaient en France, en Allemagne et en Italie.

L’Autriche conservatrice toujours le nez dans Haydn et Mozart - on se remet difficilement de tels noms, particulièrement, lorsqu’on ne daigne pas accorder beaucoup de crédit artistique à ces novateurs de première grandeur que furent Schönberg, Berg et Webern ! - et l’Espagne, totalement hors-jeu à cause du franquisme, passèrent alors à côté d’un puissant renouveau artistique… Federico Garcia Lorca attend encore son heure…

« L’image éconduite » de Philippe Mion sur des textes d’Henri Michaux vient immédiatement à l’esprit. C’est un pur chef d’œuvre de musique acousmatique, heureusement réédité il y a peu par le label Soundohm. Voyage fascinant si l’en est. Qu’on en juge !

[Philippe Mion, Je joue pour faire de la Fumée, L’image Econduite]

On remarquera au passage que Breton, plus âgé que Michaux et Char, n’a inspiré aucun musicien, ce qui n’est que justice, si l’on songe que Breton n’aimait pas la musique ! Eluard fut un peu mieux servi, mais dans un contexte « chanson ». On oubliera avec profit Léo Ferré et ses ritournelles sur des textes d’Aragon. 

René Char à Pierre Boulez dans une lettre datée de 1948 : Je suis vraiment content de ce que vous créez et établissez pour mes poèmes. La partition du Soleil des eaux était très belle et méritait votre attention. J’aimerais que tout votre travail, rangé en peloton redoutable, fusille proprement la bêtise de notre temps. 

Les rencontre fécondes musique-poésie restent rares ; si le texte n’est qu’une simple et pure opportunité, on tombe dans les facilités orchestrales et vocales de la variété la plus triviale ou qui se donne des grands airs à la Léo Ferré.

Il y a de belles exceptions dans la chanson française, à l’écoute desquelles on entend avec plaisir une voix portant un texte et une musique portée par le texte faire vraiment corps, texte, voix, musique formant un tout charnel indissociable, mais, et la nuance est de taille, sans que la voix ne soit travaillée outre mesure, ce qui peut paraître une faiblesse en regard des musiques contemporaines bien plus complexes mais qui produit en réalité un effet dramatique puissant, pour peu que l’expressivité soit au rendez-vous comme c’est le cas chez Edith Piaf, Jacques Brel, Serge Reggiani ou encore Charles Aznavour.

La rencontre Char-Boulez est de celles-là aussi, mais dans le domaine hautement complexe de la musique contemporaine qui fait flèche de tout bois en mettant savamment en œuvre toutes les ressources vocales existantes développées ces derniers siècles : Sprechgesang schönbergien, chant bouche fermée / A bocca chiusa, mélismes, déclamation, etc… 

Célestin Deliège :

Des conjonctions entre poètes et musiciens, il peut parfois en exister, mais quand on s’y confronte réellement, on se rend assez vite compte de leur caractère relatif. Dans le cas de Char, il ne peut y avoir le moindre doute sur l’existence d’une affinité très profonde ; il suffit de pénétrer le vocabulaire du poète et d’éprouver la densité du vers pour saisir le sens de cette affinité qui a apporté à Boulez, lors de sa rencontre avec cette poésie, le sentiment d’une révélation de son identité.

Il paraît qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même. Ce plaisant dicton pourrait s’appliquer à certains groupes qui créent leurs propres textes, parmi lesquels je citerais Le déficit des années antérieures, un collectif normand et La société des timides à la parade des oiseaux, un collectif rennais, tous deux « officiant » vaillamment depuis plus de trois décennies dans un no man’ land culturel que ne foulent ni les musiciens de rock mainstream ni ceux qui sévissent la variétoche.

Chez ces deux groupes, texte et musiques sont indissolublement liés : le texte, loin d’être le parent pauvre d’un processus créatif complexe - écriture des textes, composition des musiques, scénographie - est bel et bien placé au centre du jeu. (Voir à ce sujet l’interview fort éclairante de Pascal Godjikian dans Romanciel, le dernier opus de la Stpo, paru à la Ral’m.le 26 février 2023)

Une prouesse qu’on ne retrouve pas dans la musique contemporaine la plus exigeante dont les compositeurs solitaires en furent réduits à puiser dans une littérature déjà existante.

Pierre Boulez, Le Monde, 13 juillet 1990 :

Le visage nuptial explicite la narration du poème, se modèle entièrement sur la forme, s’articule littéralement selon lui. La musique s’invente en parallèle du texte, le suit dans ses méandres, de la rencontre au renoncement.

Le grand mérite artistique de La Société des timides à la parade des oiseaux tient à mon sens dans le fait que les textes élaborés par leur chanteur-parolier Pascal Godjikian entraîne et engage la démarche artistique de l’ensemble du groupe qui s’attache à dégager une musique en accord avec ce que les textes inspirent à tous les musiciens réunis. (Il s’agit là, et c’est important à noter, d’une musique collective.)

Une adéquation fort rare, et même introuvable dans la scène rock standard dont La Stpo se démarque fortement par une inventivité qui rivalise aisément avec la musique contemporaine d’un Berio ou d’un Boulez pour ce qui est de la puissance dramatique de pièces qui ne sont en rien de simples chansons mais de véritables « cantates ». Il n’existe pas, à vrai dire, de terme adéquat pour désigner les compositions avec voix de La Stpo, ce qui tend bien à prouver la grande originalité de ce collectif hors norme.

A cet égard, une composition comme I cuento Blumen présente sur l’album Tranches de temps jeté est un petit chef d’œuvre d’orfèvrerie verbale qui voit ce poème onirique dérouler ses stances dans quatre langues : le français, l’anglais, l’espagnol et l’allemand.

Peut-on parler de psychédélisme ?

Ce qualificatif me paraît être sans réelle portée.

Mieux vaut bannir des termes vieillis qui nous renvoient au passé : lorsqu’une œuvre est vraiment originale, elle se passe allégrement de qualificatifs anciens qu’elle rend désuets, en ce qu’elle inaugure une nouvelle sensibilité, même si cette échappée belle échappe au plus grand nombre, à ceux-là même que l’auteur de Fureur et mystère désignait, rageur au sortir de la guerre, lorsqu’en 1948 il écrivait à Pierre Boulez : J’aimerais que tout votre travail, rangé en peloton redoutable, fusille proprement la bêtise de notre temps. 

La Stpo, assurément, a repris le flambeau en ce domaine ! Qu’on en juge par cet extrait ! (Mais c’est l’œuvre entière qu’il faut écouter pour s’en convaincre pleinement, car il s’agit bien de poésie audible  !) :

Ich schwitze Blumen

Lebendige Bäume im Bauch

Kein Strom fliesst

Von den Gebirgen ‘runter

‘s trocknet das Haus.

Wo sind die Hände ?

Wie ? Liebe Hände

Cet à-mort vibre l’air,

Et aussi, l’enfant, gestant,

Lapillele ventre

L’un est sant-crifié,

(faste pour l’opéra des lacs),

L’autre approche,

Ouvre son lourne,

Se délove,

Et tend, amant,

Une main à chaque océan

Pascal Godjikian, I cuento Blumen

 

Jean-Michel Guyot

3 mars 2023

 


 

Un commentaire, une critique...?
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides. Servez-vous de la barre d'outils ci-dessous pour la mise en forme.

Ajouter un document

Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Contact e-mail]
2004/2024 Revue d'art et de littérature, musique

publiée par Patrick Cintas - pcintas@ral-m.com - 06 62 37 88 76

Copyrights: - Le site: © Patrick CINTAS (webmaster). - Textes, images, musiques: © Les auteurs

 

- Dépôt légal: ISSN 2274-0457 -

- Hébergement: infomaniak.ch -