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Hypocrisies - Égoïsmes *
Julien Magloire XII

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 Article publié le 19 février 2023.

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Pendant que Julien Magloire se remettait dans un service d’urologie et que le docteur Fouinard répondait à la curiosité méthodique d’un juge d’instruction, son bureau demeura fermé à double tour, sauf pour sa secrétaire en poussière de surface et pour moi en dehors des heures travaillées. Je connaissais le chemin de la porte au classeur qui exposait ses tiroirs à glissières entre deux fenêtres aux rideaux toujours tirés. Je refermais toujours la porte derrière moi, l’oreille à l’écoute de ce qui traversait le couloir en principe à l’allure décidée de celui ou celle qui ne l’emprunte que pour se rendre ailleurs. Les flashes couplés à mon Minox se signalaient peut-être sous la porte, mais jamais personne n’y prêta attention au point de frapper pour exiger une explication. Si Sally était passée par là en un de ces moments fatidiques, j’étais dans de beaux draps ! J’avais imaginé un tas d’explications dont la moins invraisemblable consistait à me déclarer victime d’un enfermement inopinée par le docteur Fouinard lui-même suite à un oubli de sa part, ce qui n’étonnerait personne de ma présence dans son bureau équipé d’un petit cabinet de toilette qu’il lui arrivait de concéder à ses visiteurs si le besoin se faisait sentir. Seule Sally eût mis en doute cette théorie du hasard malheureux et le docteur Fouinard, mis au courant dès son retour, n’eût pas passé beaucoup de temps à douter de sa mémoire. Mais il n’était plus là et, paradoxalement, mon idée ne tenait plus debout. Je redoutais cette rencontre avec une Sally au sommet du pouvoir qu’elle pouvait exercer sur moi en dehors de ses fonctions de secrétaire bonne à tout faire. J’en tremblais d’avance, mais la pile de dossiers concernant Julien Magloire s’amincissait à mes yeux. Je n’oubliais jamais d’insérer une bandelette de papier vierge en guise de marque-page. Si tout se passait bien, encore une semaine de cette activité fébrile et je m’en sortais avec les félicitations et l’amitié complète de Roger Russel. J’y tenais. Je l’avais intégré à mon projet de réinsertion sociale. Ne me demandez pas pourquoi…

Or, la clé n’entrait plus dans la fente ! Je crus un instant m’être trompé de clé, mais je n’en possédais aucune autre de cette forme. Il ne me fallut pas longtemps pour comprendre que la serrure avait été changée… Je reculais, sans toutefois m’éloigner de la porte. Des pas moins pressés que d’habitude se rapprochaient. Il ne pouvait s’agir que des talons de Sally Sabat ! Je ne la vis pas s’approcher. Elle me toucha l’épaule du bout de ses doigts tendus en éventail. Je l’avais souvent observée dans cette attitude, écartant les doigts d’une main pour signaler sa présence en effleurant le dos ou l’épaule de quelqu’un qu’elle prévenait d’une convocation ou d’une nouveauté dans le service. Et toujours les mêmes bottines à bout pointu, le talon haut et la fermeture entrouverte. Ce visage émacié n’avait pas connu la beauté de la jeunesse. On l’imaginait mal retenant le regard, mais le corps était doué d’une souplesse prometteuse de langueurs autrement temporelles. J’étreignais la clé dans le fond de ma poche. Comme je faisais face à la porte, sa plaque de cuivre limitait mon regard à ce qu’elle contenait en lettres noires : le nom avait changé ! C’était justement ce que Sally était en train de m’apprendre. Le « docteur Panglas » arriverait demain par le premier train du matin :

« Comme vous n’êtes pas de matinée cette semaine, j’ai pensé que vous pourriez l’accueillir. Vous louerez un taxi…

— Mais je ne connais pas cet homme !

— Il n’en descend jamais beaucoup… Surtout à cette heure… Le soir, encore, je ne dis pas ! Mais à six heures et demie… Et par le temps qu’il fait… »

Qu’avait donc à voir le temps avec ce docteur de remplacement ? À cette heure-là, il gèlerait ! Je serais à peine sorti du lit, comme le croissant du four. Je n’avais pas prévu de me mettre si tôt dehors ! Il faudrait prévenir le taxi la veille, autrement dit le soir même.

« Lucienne s’en est chargée, dit Sally qui consultait son calepin-mémoire. Elle veillera à ce que vous ne manquiez pas l’heure. Je précise : le taxi est payé à trente…

— À trente quoi… ?

— Vous ne sortirez rien de votre poche et je n’y mettrai rien non plus, » me taquina-t-elle.

Elle m’avait toujours traité en magicien, je ne sais pour quelle raison dont il faut sans doute chercher l’origine dans quelque projet de nature sexuelle. En parlant de sexe, elle avait une grosse envie de parler de celui de Julien. Elle n’avait jamais eu la « chance » d’assister à une de ces crises. Elle s’en mordait la langue pour ne rien dire de plus. Ses yeux larmoyaient :

« Vous savez quelque chose, Frank… ? Vous êtes le bras droit du docteur Russel… Oh je sais ! Le docteur Fouinard, oh ! ça le rendait si nerveux… ! Mais il n’est plus là pour… Vous avez des nouvelles de ce pauvre Julien… ? Nous ne l’appelons plus Titien n’est-ce pas ? Ma mère fut baptisée Henriette mais nous l’appelions Julie. J’ignore totalement les raisons de changement d’identité… Oh ! Non ! Pas d’identité, n’est-ce pas… ? Elle est restée toujours la même, alors que ce pauvre Julien a subi une métamorphose qui le rend méconnaissable aux yeux de sa famille…

— Il a une famille… ?

— Qui n’en a pas ! (un temps) On ne sait pas grand-chose de vous… Mais ce n’est pas le sujet…

— Ils l’ont shunté finalement…

— Shunté… ?

— Ouvert le gland… comme un fruit mûr…

— Oh ! Mais c’est…

(elle se tient le menton parce que sa bouche s’est grande ouverte)

— Nous ne sommes rien, dis-je parce que je bandais.

— Comme vous dites… Il ne pourra plus… ?

— Pas avant longtemps… Il a eu un fils… si j’ai bien suivi…

— Mort dans le crash, je sais… Oh ! Nous n’en parlons jamais assez…

(elle referme la bouche puis l’entrouvre au prix d’un effort qui se mesure à la rougeur de ses yeux)

— Comment vous dites qu’il se nomme… ?

— C’est écrit… là ! sur la plaque gravée de ce matin…

— Claude Panglas… Hum… Connais pas. Je devrais… ?

— On l’appelle Kol Panglas… comme…

— Le fabricant de cigare ! Il est cubain… ?

— Le docteur Fouinard ne reviendra plus… J’en pleure depuis que…

— Il vous a confié la clé ? Je veux dire : la nouvelle… ? »

Elle me regarde comme si elle avait compris depuis longtemps que j’étais à l’origine des traces dans la poussière. C’est qu’elle ignore si Fouinard m’avait aussi confié une clé. Et si c’était le cas, elle mourait d’envie d’en connaître les raisons. Les gens sont compliqués à ce point. Mais je ne suis qu’un exécutant. Demandez-moi mon avis sur tel ou tel cas, y compris celui de Julien, et vous ne tirez rien de moi, à part des morceaux de réalité arrachés au décor ou à ce qui s’y joue pourvu que ce soit clairement exprimé.

« Vous avez compris… ? Demain matin, au premier train…

— Vous tenez là les premiers vers d’un refrain que nous pourrions travailler cette nuit… en attendant de se mettre aux couplets…

— Tss ! Tss ! Vous aurez besoin de sommeil si vous devez vous lever si tôt… Mais vous avez raison : je serai couchée moi aussi !

— Je ne disais pas ça dans l’intention de…

— Nous n’aurions pas dû parler de ce qui arrive à Julien… Oui : j’ai la clé. Rien n’a changé. Vous voulez voir… ? »

Je me réveille à cinq heures. Le radiateur glouglote, agitant le rideau. Dehors, la lumière est revenue. La salle des pas perdus est éclairée et son rectangle de lumière s’étend sur la chaussée mouillée de frais. Il ne va pas tarder à geler. L’air tournoie en ascension, sans qu’on sache d’où il vient, du canal peut-être, dont l’écluse bouillonne doucement, toutes lumières éteintes sur le roof de la « péniche à putes ». Lucienne a trouvé une canadienne doublée de mouton. Son châle sent le bouc. Elle a fouillé les poches, rien trouvé, mais elle a craint d’y découvrir un « indice ». Ces femmes qui trompent leurs maris avec le premier venu se demandent toujours avec laquelle d’entre « elles » ils les trompent à leur tour. Lucien est « vachement » plus baraqué que moi. Mais au moins : je ne ressentirais pas le froid qui, elle le sait, me tue aussi facilement qu’une remarque de trop. Elle n’a pas réchauffé le lit plus longtemps que nécessaire. Et le réveille-matin a sonné à l’heure pile : cinq heures. Six eût été moins prégnant. Je n’aurais pas eu le temps d’envisager toutes les possibilités quant à la nature de cette rencontre toute nouvelle pour moi. Elle m’avait occupé jusqu’à la prise du dernier verre, celui qui contient de quoi dormir pour oublier pourquoi on est là et pas ailleurs. J’enfilai enfin la canadienne. Dehors, le froid commençait à déposer sa substance sur tout ce qui ne bouge pas, en attendant de figer le passant dans son attente sur le quai. Mais personne n’attendait. Lucienne ouvrait le buffet à six. Les vitres s’embuaient vite. Je les voyais à travers le brouillard naissant. Le tunnel s’enfonce vers Paris, d’où je viens. Je n’y suis jamais retourné. Et je ne monte jamais là-haut avec les skieurs, ni l’été en bonne compagnie. De l’autre côté, le train siffle avant de pénétrer dans le tunnel. Je ne l’ai jamais attendu avec l’angoisse pour compagne de suicide. Ça arrivera peut-être un jour. On ne se laisse pas toujours surprendre par la maladie. On nous assassine si rarement qu’on ne craint plus l’influence des fictions romanesques sur ce qui reste de notre enfance, s’il en reste encore, ce qui est peu probable à l’automne de la vie. Le cheminot me salue comme si j’étais seul. Il attend la résurgence des phares, source de bonheur si on est venu pour ça. Quelle orgie de métal ! Quelle science du frottement et de l’adhérence ! J’en couine. Ces moments de poésie sans retour me fascinent bien un peu. Je ne suis pas le seul à me soumettre à l’invention de l’homme pour l’homme et pour soi avant tout. Le docteur Panglas est carré comme un mur :

« Il ne fallait pas vous déranger, dit-il en me tendant sa valise. Mes bagages suivent, m’a-t-on dit… Vous en a-t-on touché un mot… ? Ah ! Le taxi… Vous avez pensé à tout. Nous prendrons le café à Sainte-*. Je ne suis pas fervent des buffets de gare. Le canard est particulièrement présent ce matin… Brrrr ! »

Je ne sais pas si j’ai réussi à placer un mot. La valise pesait un âne mort. Beaucoup de papier. Pourquoi pas le métal des instruments en usage ? Une fois installé sur la banquette arrière, la cuisse appuyée contre la mienne, car le véhicule était étroit à ce point, il alluma un de ses cigares avant d’en offrir un au chauffeur qui le rangea cérémonieusement dans la poche de son chandail. Il remarqua que je portais le bonnet avec une obstination « digne de foi ». Il n’avait pas pensé à extraire un vêtement chaud de sa valise, qui n’en contenait peut-être pas. Il évoqua une fois de plus les bagages « qui suivaient ». Je serais sans doute chargé de les réceptionner. Sally m’en voulait à ce point. Elle devinait une complicité entre Fouinard et moi : la clé. Et pensait maintenant à mettre en œuvre des moyens plus efficaces pour en savoir plus sur les rapports que j’entretenais avec le nouveau docteur, celui qui prenait la place de ce pauvre Fouinard. Pauvre Clara aussi. Nous n’avions pas encore évoqué sa solitude de victime collatérale. Est-ce que je savais quand le docteur Russel rentrerait de voyage ?

« Il est au chevet de Julien…

— Ah… Ce fameux Julien Magloire… Un personnage créé de toutes pièces si j’en crois Fouinard… Comment voulez-vous que ce soit possible… ? Il me parle encore du fond de sa cellule. Je n’ai pas eu le bonheur d’assister à une crise de priapisme… Dites-moi… Comment c’est… ? »

Maître du coq-à-l’âne. Rapide comme un torrent de savoir patiemment acquis. Il s’en prenait à mon bonnet parce qu’il était de bonne humeur. Il avait fait sa toilette dans le train. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas voyagé. Mais il n’avait pas le goût des horizons. Il aimait l’étroitesse d’un bureau réduit à sa plus simple utilité « que vous pouvez appeler expression si ça vous chante ! » Un poêle à bois, genre Mirus, il en possédait plusieurs, un dans chacune de ses résidences. Mais à Sainte-*, on se chauffait au radiateur. Il y en avait au moins un dans chaque pièce, quelle que fût son usage. Je ne portais pas le bonnet d’habitude, mais Lucienne l’avait trouvé dans la poche de la canadienne et il était à ma taille.

« Vous avez été policier, non ? dit-il en soufflant la fumée contre la vitre qu’elle ne parvenait pas à traverser. J’ai exercé un autre métier moi aussi avant de me consacrer au cerveau et à ses aventures plus ou moins fictives. Il paraît que ce Julien Magloire écrit des romans…

— Oh ! Un seul ! Il n’ira pas chercher plus loin, croyez-moi !

— Vous travaillez avec Russel, m’a-t-on dit… ? Un amateur de fiction lui aussi. Mais vous avez sans doute appris à le connaître… Ce séjour vous sera d’un grand secours quand il sera question pour vous d’élargir votre horizon professionnel. Je ne suis moi-même qu’un remplaçant… Ma situation est toujours provisoire. Et je m’en tire toujours plutôt bien. On se souvient toujours de moi en termes de reconnaissance. Quels sont vos projets ? Je veux dire : une fois franchi cette espèce de Rubicon rural…

— Mais j’en suis le fils !

— Diable ! Et vous comptez vous y enraciner… ? Comme dans un roman… ? Il faudra que vous m’enseigniez les dispositifs de ce pouvoir inaccessible avec les moyens qui sont les miens ! Ah ! Voui ! Je vous envie ! J’espère demeurer assez longtemps dans cette cambrouse pour aller au bout de votre enseignement ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! »

Le chauffeur aussi riait, mais parce que le bonhomme avait l’air de bonne compagnie.

 

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