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Hypocrisies - Égoïsmes *
Julien Magloire XI

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 Article publié le 12 février 2023.

oOo

Nuit noire. Comme on dit : impossible de trouver le sommeil. Il y avait pourtant de quoi à Sainte-*. Mais je ne travaillais pas la nuit : phobie encore : impossible à dépasser, sinon ma chambre d’hôtel eût été le rendez-vous des fées : facile de chouraver sa dose au pensionnaire. Mais de jour : impossible. Le docteur Fouinard et ses kapos veillaient au grain. On les appelait les Huniers : chuchotant en leur tournant le dos et filant au ras des murs, l’œil aux aguets toujours : une porte peut en cacher une autre. Si vous n’avez pas la vocation : qu’est-ce que vous foutez là ? Je réponds à votre question : quel meilleur moyen de retourner chez soi que d’y trouver un emploi ? Lucienne me proposait de m’embaucher dans son bouiboui champêtre : j’aurais vécu en pauvre et à sa guise. Et puis on ne quitte pas un statut de fonctionnaire pour n’en avoir plus d’aussi distingué et bien payé. J’étais le lieutenant Columbo du docteur Roger Russel. Bientôt : j’aurais un appartement et une bagnole : peut-être une femme du cru : un avenir dans la vieillesse. Jamais de ma vie je ne m’étais senti aussi seul : aussi inutile : aussi loin de tout et des autres. Avec une chambre au premier étage (l’hôtel de la gare en comptait trois), je n’avais aucune chance de trouver ce que je cherchais en me jetant par la fenêtre : une de mes tantes n’a pas mieux réussi après un vol plané depuis le faîtage de sa maison de campagne : pas loin d’ici : « Ah ! mais vous êtes le neveu de Rosalie… ! » Vous m’en direz tant… La famille se recomposait : avec le temps. Peu de personnages : le reste de la famille n’avait pas quitté la terre ancestrale. Plus de cartes postales depuis longtemps. Je voyais passer des filles en âge de servir l’idée de famille comme unité nationale : fréquentation sous surveillance, dont un gendarme qui promettait de m’avoir à l’œil dès que j’entrerais en possession d’un véhicule. Pour l’heure : environ trois heures du matin : pluie en arrêt : comme si le temps attendait la lumière : le quartier de la gare était plongé dans l’obscurité à cause de la foudre. Je n’ai pas eu de mal à distinguer les éclairs d’un gyrophare. Les façades revenaient à l’existence, par intermittence. L’intérieur de la fourgonnette était éclairé. Pile sous les mûriers en rond. La portière s’ouvrit et un gendarme tâta l’air humide du bout du nez. Il se gratta le crâne avant de le coiffer avec les doigts. Puis se dirigea vers l’hôtel, presque sur la pointe des pieds, comme s’il avait rendez-vous avec sa maîtresse ou l’équipée de la guillotine. Je fis couiner le volet bien malgré moi… Il stoppa et leva la tête. Il me vit. Il se mit alors à utiliser un langage des signes que l’obscurité rendait illisible. Je me penchai. Je compris qu’il ne voulait réveiller personne, mais qu’il avait besoin de moi : est-ce que je pouvais descendre sans provoquer un spectacle ? Je fis signe que le sommeil me fuyait comme l’argent, mais que j’en avais l’habitude et que malgré ma dispense de nuits j’étais en mesure de les traverser si j’étais accompagné. Rocambolesque, j’eus un instant l’idée d’utiliser le tuyau de descente de la gouttière, mais ce n’était qu’une idée comme il en vient lorsqu’on est à l’œuvre d’une conversation touchant au récit qui constitue l’objet d’une réunion autour d’un verre et des accessoires du jeu : tout ça sans lumière. Je sortis de ma chambre en catimini. Lucien étant en tournée commerciale et n’ayant pas satisfait à mes obligations envers Lucienne, je marchai pieds nus, heureusement amortis par la succession des tapis. L’escalier grinça bien un peu, mais pas assez pour réveiller la nymphomanie de la propriétaire des lieux. Je passai derrière le comptoir pour emprunter les voies secrètes de l’antichambre où s’entassaient cageots et barils. Le gendarme, qui connaissait le coup (je ne chercherais pas à en savoir plus) m’attendait dans l’arrière-cour. Il me pinça au passage, car je ne l’avais pas vu aussi bien qu’il m’avait distingué de l’ombre. Il me parla à l’oreille, souffle chaud de l’amant en position de satisfaire la rencontre des désirs en jeu. Le ciel gouttait un peu, éparsement, mais en levant les yeux : impossible d’en décrire la composition en prévision de l’heure à venir. Le gendarme, sûr de lui (il en avait une connaissance de délateur né pour la collaboration la plus méritoire), me prit le bras et me conduisit, comme au bal, à sa voiture garée sous les mûriers où elle ne risquait pas d’attirer l’attention. Enfin, il me contraignit à poser mes fesses sur l’aile parsemée de grosses gouttes lumineuses, car la lumière parvenait à se frayer un chemin : ne me demandez pas comment ni pourquoi, mais même dans l’ombre la plus épaisse qui se puisse concevoir avec les moyens acquis à force d’expérience existentielle, vous trouverez toujours une trace de lumière, comme si elle constituait le noyau même des apparences : mystère constant et indéchiffrable de la Création (en expansion ou autre chose). Le visage était si proche du mien que je crus me voir dans un miroir.

« J’espère que vous n’avez rien pris… dit-il.

— Mais, mais… ! je ne prends jamais rien !

— Je dis ça parce que vous ne dormez pas… Ne prend-on pas quelque chose quand on ne trouve pas le sommeil… ? C’est facile pour vous de trouver de quoi…

— Vous m’arrêtez… ? Vous avez de quoi tester ma capacité à demeurer chez moi en liberté… ?

— Il y a plus urgent… »

Il ne s’agissait donc pas de moi, ce qui me ravigota un peu, je dois le dire : a-t-on idée de s’y prendre aussi maladroitement pour réquisitionner les services d’un agent hospitalier spécialisé dans la neutralisation pacifique des trouble-fêtes ? Il actionna la molette de son briquet, mais la pierre avait dû prendre l’humidité. En l’absence de flamme, il ouvrit la portière et l’intérieur de la voiture s’éclaira, révélant l’angoisse qui étreignait son visage d’enfant surpris par l’âge adulte :

« Je n’ai pas trouvé le docteur Russel… commença-t-il.

— Vous le cherchiez… ? Je ne sais pas où…

— Comme vous le savez, le docteur Fouinard est appelé ailleurs… À Sainte-*, on m’a dit de m’adresser à vous… Vous connaissez Titien Labastos mieux que tout le monde, m’a-t-on dit…

— Il est en G.A.V. chez vous… si j’ai bien suivi ce qui se raconte… Je suis moi-même convoqué dans l’après-midi…

— Il a eu une crise… heu… Je veux dire qu’il est en crise… Ça l’a pris il y a environ une heure… On a cru qu’il se foutait de nous… Ah !... Mais quand il a sorti son… vous savez… ? Il paraît que ce n’est pas la première fois… On lui a conseillé une branlette… C’est radical ! Mais la douleur… Comment vous expliquez la douleur… ? En principe, c’est… Comment dire… ? Vous voyez… ? »

Pauvre roussin ! Était-il nécessaire de le laisser aller au bout de son récit ? Je savais bien de quoi il s’agissait. Je n’avais nul besoin d’en savoir plus. Mais la nuit m’oppressait, malgré la loupiote qui trahissait les angoisses respectives plus qu’elle ne les éclairait. Je n’avais qu’un souci : remonter dans ma chambre et y surprendre le sommeil. Le gendarme me dévisageait comme si je contenais la solution à son problème :

« Je ne suis pas urologue… mon vieux ! Il n’y a pas d’urologue chez nous… Pas même de pseudoéphédrine… Je dis ça parce que la dernière fois, c’est moi qui l’ai amené aux Urgences… Ils ont pompé… ! Oh ! Mon Dieu ! Un collègue spécialisé dans l’observation des écrans surveillait les paramètres… Heureusement, ils ne l’ont pas shunté… Mais le cœur était sur le point d’éclater !

— On ne m’a rien dit de tout ça à Sainte-*…

— Vous savez : le service de nuit laisse un peu à désirer… À part la contention, on n’y connaît pas grand-chose… Tenez : si je n’avais pas réussi les examens, on m’aurait envoyé ici comme simple factotum.

— Je vous coupe, lieutenant… heu… monsieur Chercos… mais il me semble que vous avez parlé d’urgence…

— On peut peut-être éviter ça…

— Montez ! »

Et me voilà ceinturé à la place du mort. La voiture file sur la route étroite, réveillant des arbres gigantesques qui se dressent pour nous laisser le passage. Pas de sirène. Le portail du quartier s’ouvre dans un grand bruit de mécanique rouillée depuis longtemps. Il y a de la lumière dans les bureaux. Et même des femmes aux balcons. Ce n’est pas tous les jours que…

Une fois dans la lumière, je me sens mieux. On entend des cris. Les hommes reboutonnent leurs vestes. On est sur le point de m’expliquer que l’exercice de la torture appartient au passé colonial. Dès que la porte s’ouvre, l’esprit cède la place à des hurlements d’une intensité inimaginable. Julien est couché sur une banquette, la queue à l’air toute droite et noire, les veines à la limite de l’éclatement, le gland gonflé comme une balle de tennis. Un gendarme s’excuse enfin :

« On ne lui a rien fait, heu… docteur… je crois qu’on appelle ça priapisme…

— Vous lui avez posé trop de questions… Je m’étonne que le docteur Russel vous ait autorisé à le charcuter avec les moyens qu’on sait…

— Mais vous n’en savez rien, voyons !

— Ce type est un malade et quoiqu’il ait fait, on ne lui demande pas de s’expliquer ! Et encore moins de s’excuser !

— Mais on ne lui a rien demandé ! On a juste…

— Quelque chose a foiré dans la procédure… Ça va être à vous de vous expliquer… Je suis un ancien flic… Vous le savez sans doute, n’est-ce pas ? Appelez une ambulance… Ou ce type va crever ! »

C’est comme ça que ça s’est passé. Julien ne m’a pas reconnu. Il souffrait tellement qu’il ne se rappelait plus de rien. Ni même qui il était. Ils l’ont embarqué et la procureure a téléphoné pour savoir si on avait besoin d’elle. Elle aurait voulu voir ça. Elle n’avait jamais vu… ça. Et je ne lui aurais pas conseillé d’aller faire un tour en chirurgie : j’en étais revenu moi-même dans un état proche de la psychose parano-schizophrénique. Ou quelque chose comme ça. J’ai peur que ça m’arrive. Je ne sais pas pourquoi ça arrive à certains, ni pourquoi les autres en sont épargnés. Roger Russel refuse obstinément de me prêter ses bouquins autrement mieux documentés que Wikipédia. Le jour s’est levé alors que l’ambulance s’éloignait comme un traîneau dans la steppe, sans bruit avec des hurlement de loup. J’étais effondré quelque part dans un fauteuil prévu pour une utilité tellement obscure que je n’ai pas demandé. Un gendarme s’est approché et m’a dit :

« Puisque vous êtes là… Autant commencer tout de suite… »

Pourquoi attendre l’après-midi ? Je ne m’étais même pas rendu utile. La brigade me devait le respect parce que je lui avais évité le ridicule. Il ne s’agissait que de cela : le ridicule causé par une érection visiblement anormale, même si elle avait pris pour proie un barjot connu pour ses fictions improbables. Je me suis assis où on m’a dit et j’ai récité tout ce que je savais, sans fictions ni déni, exactement comme si j’étais le plus fréquentable des compagnons de jeu. À la sortie, sur le coup de midi, Roger m’attendait, adossé à sa bagnole poussiéreuse, les bras croisés et une clope au bec, tirant dessus comme si sa réserve de cigares était épuisée. Fouinard n’allait pas rentrer de si tôt : on avait le champ libre pour explorer en profondeur les dossiers concernant Julien Magloire, d’autant que celui-ci n’allait pas se remettre aussi facilement qu’on sort du lit en y abandonnant une proie satisfaite jusqu’au bout des ongles.

« Je vais plutôt me coucher… ânonnai-je en me ceinturant serré.

— Il faudra que je vous donne quelque chose pour dormir comme tout le monde, Frank…

— Ma foi… Si tout le monde le fait… J’accepte ! »

…Vous comprenez que le présent récit n’a rien de commun avec les tribulations du docteur Fouinard ni avec ce que la nature a réservé aux corps caverneux de Julien Magloire. Roger Russel avait une idée dans la tête. Elle n’avait rien à voir non plus avec l’Université comme le soupçonnait son adversaire professionnel ni peut-être même avec sa hiérarchie. Moi, je m’étais élevé au-dessus du factotum pour ne pas tomber plus bas que le rang que j’avais occupé dans les services judiciaires. J’étais dispensé de nuits, ce qui compliquait ma tâche, même si les systèmes de surveillance sont mieux disposés à entrer en action de nuit qu’en plein jour. Pourtant, j’agissais en pleine lumière. J’avais été poseur de bombes dans le passé. Des bombes de toutes sortes : des vrais, qui explosent, et d’autres qui répandent leur poison pour envenimer les rapports sociaux au sein des réseaux et autres structures susceptibles de cultiver des chefs de file et des maîtres à penser. Mais tout ceci n’a rien à voir avec les travaux que Roger Russel avait entrepris avant que je me mette à angoisser à cause de ce que j’avais fait subir à ma conscience. Je ne savais même pas pourquoi je m’acoquinais avec lui. Question conscience, il n’y avait plus personne au-dessus de moi. Le principe hiérarchique ne concernait plus que la fonction que j’étais censé exercer dans le cadre d’un service rendu à l’humanité en dérive mentale. Je n’avais plus rien à voir avec les criminels ni avec leurs persécuteurs patentés. Et en prime, je respirais maintenant l’air qui m’avait empêché d’étouffer alors que je n’avais pas encore atteint l’âge des projets en tête. J’avais retrouvé cette obstination de gamin jadis appliquée à un monde qui m’était étranger. Je reconstruisais mon enfance. En tout cas, j’étais là pour ça. Et je n’avais pas l’intention de me laisser distraire par les contretemps qui affectaient l’existence des uns et des autres. Ah ! J’ai une de ces envies de vous en toucher plus qu’un mot, mais cette disposition ne figure pas dans le contrat que vous avez su mettre sous mon nez pour que je serve encore à quelque chose avant de songer à prendre des vacances. Le bureau du docteur Fouinard, seul temple à sa propre gloire si j’en croyais les analyses de Roger Russel, n’était plus fréquenté que par Sally Sabat qui n’y avait plus rien à faire, mais qui se chargeait d’en surveiller l’agencement extérieur, se limitant à ces surfaces qu’elle connaissait comme sa poche. Même la poussière n’avait pas de secret pour elle. Pas question pour moi d’y laisser ma trace. J’agissais en gants. Sans cagoule certes, mais avec toute la prudence requise. L’accès aux données jalousement conservées par Fouinard ne présentait aucune difficulté. J’en possédais la clé. Le tour était vite joué. Mais justement : il fallait aller vite et la récolte n’était jamais bien abondante. Je procédais par touches, ce qui mettait la patience de Roger Russel à rude épreuve. Il me soupçonnait d’ailleurs d’avoir trouvé un moyen de « passer le temps ». Il me connaissait mal, bien qu’ayant eu accès à mes datas personnelles à un moment ou à un autre de notre complicité in progress. Je n’avais nul besoin de me livrer à Priape pour éprouver les conséquences de l’hypertension et de la tachycardie. On ne peut pas être plus seul, même si Lucienne avait des projets pour moi. Je savais que nous vieillirions ensemble. Je ne savais pas clairement si j’en viendrais à projeter une mise à l’écart, d’une façon ou d’une autre, de son Lucien de mari. Encore une occasion de prendre le chemin des écoliers alors que Roger Russel me téléguidait sans fil. Vous ne savez pas ce que c’est de subir pareille domination.

 

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