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II - post meridiem
Suite de la Chanson - Gor Ur - chapitre XXII

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 Article publié le 8 janvier 2023.

oOo

« Pour qui qu’tu t’es encore fait passer, nom de Dieu ? » hurla la vieille qui vivait à l’étage et ne sortait que sur la terrasse attenante d’où elle pouvait assister au spectacle du lent envahissement des mauvaises herbes et des arbustes non moins inutiles alors qu’elle avait jadis aimé descendre dans ce jardin pour y cueillir des fleurs cultivées de sa main et récolter des fruits dont les branches porteuses avaient été greffées par son défunt et oublié mari. Roger Russel ne répondit pas et ôta son masque. La nuit avait été chaude sur le plan sexuel.

— Tu ne seras jamais toi-même si tu persistes dans l’erreur et tu mourras comme ton père comme si tu n’avais jamais habité ici !

Aussi vrai que la maison et le jardin et la vieille remise qui donnait sur la rue principale appartenaient à la vieille qui les avait hérités alors que son vieux n’avait même pas eu l’occasion de s’appauvrir au long d’une carrière qui ne l’avait pas élevé au-dessus de ces autres qui forment la moyenne, laquelle servait de référence à la vieille s’il était question de commenter tel ou tel aspect de son existence à lui. Elle ne descendrait pas. Il fallait lui monter son repas deux fois par jour, ce qui imposait un emploi du temps adapté mais enfin : Roger Russel ne travaillait plus depuis longtemps. Il n’avait même plus de relation dans la profession. Et il ne lui arrivait plus de consulter les pages de chroniques judiciaires de La Méridienne où le comte Fabrice de Vermort, qui avait été jadis un ami et un client, entretenait d’hypocrites rapports avec la population la moins informée de ce qui se passe en coulisses.

— Persiste ! Persiste ! Et à la fin il sera trop tard !

— Je t’ai ramené des MacDo. Je sais que tu aimes ça…

— Évidemment tu n’as pas pensé que j’ai besoin d’amour !

Nymphomanie aigüe, avait diagnostiqué le docteur Vincent. Un écran était allumé en permanence. On y voyait des scènes de cul. Mais en pratiquant la paranoïaque-critique, il voyait des astronautes évoluant dans l’espace exigu de leur module scientifique ou militaire selon les phases d’angoisse. Il ne s’était pas encore assis. Il jeta le journal sur la nappe que des lys polluaient, penchés hors d’un vase de cristal qui avait l’âge du denier voyage à Venise. Il était encore un enfant cet été-là. Il avait admiré le travail du verre commenté par son père qui possédait une culture aussi vaste que bizarre, mais Roger Russel ne l’avait pas héritée et il avait étudié le droit faute d’être doué pour les mathématiques. Sa mémoire était conçue pour stocker au moins autant de données juridiques que le cerveau de son père contenait de connaissance du monde et de ses parallèles. Il monta.

— Tu sens la vinasse ! grogna-t-elle.

Elle était pudique, heureusement. Le docteur Vincent avait tracé le portrait d’une nymphomane anacréontique, à l’époque. Le vieux n’était pas encore mort, mais il ne s’intéressait plus depuis longtemps au désir que sa femme exprimait clairement si personne d’étranger au cercle familial ne pouvait en témoigner. Ils étaient trois. Quatre avec le docteur. Et une foule de lecteurs scientifiques interdits de séjour grâce à un pseudonyme aussi imperméable que le sujet lui-même aux yeux de Roger Russel « le timoré », crasse pusillanimité qui n’atteignait pas son activité professionnelle. Mais elle ne savait rien de ses réussites ni de ses échecs. Il buvait trop, à son avis, et elle le lui reprochait tous les jours, au moment des repas, deux à des heures choisies par elle « en fonction des planètes ». Il ne savait rien de ces planètes ni de leur influence sur le destin ni même des calculs apparemment géométriques qui occupaient toute la place à l’heure des conversations nourries de reproches et de conclusions toujours les mêmes avec l’Enfer pour coulisses. Il avait bu.

Il buvait beaucoup depuis qu’il n’exerçait plus. Il faut dire qu’il avait l’excuse de l’ennui, pas seulement la raison de l’échec. Il n’avait épousé personne, pas même l’homme qu’il avait aimé et qu’il aimait encore. Mais ce n’était pas au château qu’on donnait des bals masqués. Il fallait connaître ces rues pour ne pas s’y perdre. Et il était prudent d’y être reconnu, sinon il risquait de vous arriver malheur. Qui n’avait-il pas défendu parmi cette coquille ? Il en avait même perdu la sympathie de la magistrature locale, à force, à l’époque. Le vin raccourcissait les perspectives. Vous ne pouviez plus mesurer les distances avec la précision de l’ébéniste ou de l’horloger, mais vous n’étiez ni ébéniste ni horloger et même un jour à l’orée de la soixantaine vous n’étiez plus rien et pour que ça continue dans le même sens vous n’étiez pas assez pauvre pour mendier ou vous taire. Il avait sa table chez Barman. Une table pour lui tout seul. De l’acier peint en vert avec des cloques qui éclataient dans la rouille et des repeints qui révélaient d’anciennes luttes contre l’érosion inévitable des choses qui ne vous appartiennent pas mais dont l’usage vous est nécessaire. Ça s’était fait lentement, année après année, sans retour possible, sans solution, et l’homme qu’il avait aimé en avait épousé une autre. Il avait fait du bon travail, à l’époque. Il ne buvait pas encore. Il ignorait même tout du vin. Sa table portait des repas presque gastronomiques, si on peut dire ça de Barman qui ne sait toujours pas qu’on l’a pensé sans le lui dire, ce qui aurait changé quoi, hein ? Cette après-midi, il s’était assis, et les tables étaient occupées par les joueurs invités par le comte de Vermort à jouer avec lui. Des exemplaires de La Méridienne du dimanche passé étaient ouverts à la page des nouvelles locales où l’annonce de la sortie de Ben Balada était illustrée par une photographie de l’époque. Lazare entra. Avec l’âge, sa négritude s’accentuait. Le blanc de ses yeux trahissait une honte insolente. Tout le monde savait depuis le procès. Mais ce regard ne croisa pas celui de Roger Russel qui s’était surpris à en rechercher le jugement. Il savait trop bien ce que le jeune homme pensait de lui, depuis le procès. Était-il écrit dans le Grand Livre qu’il partait en voyage avec son amour enfin libéré ? Il avait attendu tout ce temps sans donner aucun signe d’aventure. On le savait fidèle. Fou peut-être. Il faut être fou pour attendre aussi longtemps. Mais qui n’avait pas attendu ? Chacun avec sa raison d’attendre qu’il se passe quelque chose qu’il n’était pas difficile d’imaginer puisque tout le monde était d’accord sur le sujet.

— Tu aurais dû sortir, dit la vieille qui avait remonté le drap sous son nez.

Puis quelque chose comme : un jour il te tuera. Comme s’il ne l’avait pas déjà fait ! Ah ! mes amis. Quelle plaidoirie ! Quel effet sur l’esprit ! Et quelle belle conclusion !

— Mais qui s’en souvient ? murmura la vieille dans sa soupe aux orties.

Le comte s’en souvenait. Bien sûr, il fallait reconnaître aujourd’hui qu’on n’évoquait plus ce sujet, qu’on l’évitait s’il se présentait à l’esprit et que la mémoire y perdait un peu de sa logique. Il n’avait pas discuté avec le comte depuis des mois. Et cela faisait autant de mois que la libération de Ben Balada était revenue sur le tapis. Qui esquivait qui ? Roger Russel n’en était plus sûr. Il pensait qu’il valait mieux parler d’autre chose si jamais on se rencontrait après ces mois de non-dits, mais on ne s’était revu que de loin, sur la place ou aux alentours. La vieille tenait le bon bout. Quand le désir la laissait penser à autre chose, ne trouvait-elle pas toujours le moyen de le blesser d’une manière ou d’une autre ? Elle acheva sa soupe, versa son demi verre dans l’assiette et touilla sans cesser d’y penser. Elle pensait beaucoup avant de se lancer dans ce qu’il convenait de considérer comme une plaidoirie. Il savait d’avance ce qu’elle allait conclure, mais il n’écoutait pas le long argumentaire, pas plus que les citations catulliennes dont elle l’émaillait pour paraître aussi savante que lui. Oui, oui, Lazare s’était dirigé vers le comptoir et il avait demandé un rafraîchissement…

— Avec des bulles… ?

— Comment veux-tu que je le sache ! Je n’ai pas…

— Tu ne sauras jamais y faire, mon pauvre !

Elle toussota après la dernière gorgée. Il avança le plat de viande.

— Encore de l’agneau ! Moi qui ai beaucoup péché ! (rire) Ensuite… ?

— Et bien je ne sais pas moi ! (un temps, elle ne dit rien, tranche au ras de l’os) J’ai dû en profiter pour sortir…

— Tu as profité de quoi… ?

— Je ne sais pas pourquoi j’ai eu cette idée d’entrer chez Barman…

The imp ! Tu n’en feras jamais d’autres !

Il la laissa avec sa viande et une fois dans la cuisine il avala le hamburger refroidi, raplapla, il avait demandé du raifort mais ils n’avaient que de la moutarde et il avait sauté par-dessus la haie de buis du parking d’ailleurs ce n’était pas du buis à cause du cylindrocladium buxicola et chez le boucher hallal l’agneau avait déjà refroidi, il descendit à la cave pour remonter une bouteille de piquette, l’additionna de Soberano et vida plusieurs fois son verre son cerveau ne retrouvait plus la plaidoirie et il se réfugia dans la bibliothèque avec l’espoir d’y trouver le sommeil quelquefois il se retrouvait nez à nez avec le Galand de pépé qui n’était pas mort à la guerre comme papa et un tas d’autres pauvres types qui n’en savaient pas plus que lui oups !

— J’étais venu pour payer heu… l’ardoise…

— Tu te doutais bien qu’en un pareil jour il y aurait du monde et que Lazare…

— Non, non. Je n’y pensais pas.

— Qu’est-ce que tu as dans la tête, mon pauvre fils… ?

— Dans la tête (qui me tournait) je ne sais pas, mais cette histoire d’ardoise eh bien je dois dire qu’elle me turlupinait et…

— Toi ! Te soucier de ce que tu dois…

— Je mangerai le Macdo, j’ai pensé que cet agneau, mais j’avais oublié qu’hier…

— Hier et hier et hier ! Pauvre joueur ! Combien as-tu perdu ? Tu n’as pas d’enfant, mais tout de même. Je serai morte avant j’espère… Je ne veux pas voir ça. The imp !

— Je ne sais pas comment te faire taire, na !

Des balles en bois. Le contenu de l’étui était sans doute périmé. Il trifouilla longuement dans le vieux tiroir, en sortit un missel dont les images s’éparpillèrent sur le tapis, ne rencontra que des dentelles amidonnées et des rubans noués en papillons. Il n’avait jamais tiré avec cet ustensile dont la graisse avait séché. Il craignit de l’armer. Son pouce tremblait.

— Rog ! Qu’est-ce que tu fais ?

De là-haut elle criait, secouant une fourchette avec un bout de viande dans les dents.

— Je ne fais rien. Je lis.

— Alors ne me dis pas que tu ne fais rien !

Entre les rayons de livres tous reliés cuir et ornés de lettres d’or, la série des dossiers exhibait ses dos marqués au feutre rouge.

— Quand tu fais quelque chose, ne dis pas que tu ne fais rien !

— « Tu es pire que ton père, té ! » murmura-t-il sans ouvrir la bouche.

— J’ai entendu dire qu’il ne sortira pas aujourd’hui ni demain…

— Pour aujourd’hui, tu as raison, d’autant qu’il fait presque nuit…

— Ils ne sortent pas la nuit… ?

— Il sortira quand ils le décideront.

— Tu aurais pu te renseigner. Tu étais toujours bien renseigné avant…

— Je ne le suis plus !

Faire taire. Ou s’éloigner pour ne plus entendre. Mais aller où ? Aucune envie de rencontrer quelqu’un. Impossibilité de se retrouver seul. Ou alors traverser les champs. Témoins les animaux. Jamais je n’ai.

— Qu’est-ce que tu lis ? Je t’entends marmonner…

— Je ne lis pas…

— Tu disais le contraire il n’y a pas une minute !

— Je ne marmonne pas.

— Je reconnais ta voix même si tu changes de costume pour ne pas être reconnu.

— Ces bals masqués ne sont plus à la mode. Le temps…

— Ne me parle pas du temps, je t’en prie !

Assiette chute sur plancher remonter avec serpillière préalablement humidifiée sous le robinet prévoir vieux journaux non pas celui-ci je le destine aux archives mes archives maintenant ses pas de babouches trop nuit pour passer le reste de la soirée sur la terrasse

— Sans cette heureuse culotte il l’aurait oh !

— Des racontars ! Je soupçonne le docteur Vincent.

The perverse ! Mais la traduction de Baudelaire nous invite à cueillir une fleur du mal, pas à lire Poe… Tu n’as jamais été doué pour les mathématiques alors que je rêvais pour toi d’une…

— Je croyais que l’assiette était…

— Ce qui explique la serpillière, veux-tu dire…

— Je n’explique rien ! Je n’ai pas assez bu ! Je descends.

Ces conversations à la con. Impossible à retranscrire. Quelle que soit la méthode. Idéogrammatique ou pire. Pourquoi ne pas jouer moi aussi ?

— Tu as entendu… ?

— (voyant le contenu du verre dans la lumière de la lampe) N… non…

— Ce n’est donc pas toi.

— Pas moi quoi ?

— Ce coup de feu…

— Pas entendu.

— Je suis sur la terrasse…

— Avec cette tramontane ! Tu vas choper…

— Un coup de feu à cette heure… Pas un chasseur… Ici les chasseurs sont respectueux de… comme disait ton père… qui n’a pas toujours dit que des bêtises…

— Couche-toi. Je viendrais te…

— Tirer dans la nuit… Sur quoi ? Sur qui… ?

— (avalant une gorgée anesthésiante) Ce n’est pas moi, na ! Tu es satisfaite ?

— Ce ne sera jamais toi. Je te connais.

Entend les portes de la terrasse se refermer. N’entend pas son corps de nymphe entrer dans le lit. Écoute sans quitter des yeux l’extrémité du couloir où commence l’escalier qui monte là-haut. Un jour, ce coup de feu… peut-être. Si cette vieillerie fonctionne encore. Balle de bois. Rien trouvé d’autre. 1887. A servi en 14-18, selon pépé qui n’a jamais dit comment il a servi ni qui s’en est servi. Il observa la poutre principale, beau chêne noirci par des générations de frileux. Sans guerre à la clé. Commencer par démonter cette mécanique. Plan sur le web. PDF. L’armurier du coin ne s’étonnera pas si je lui demande de la graisse à fusil. « Vous chassez maintenant ? » Non. Les collections familiales. Déclarées.

— Des balles en bois… ?

— Vous croyez que…

— Vous pouvez toujours essayer… mais j’ignore si…

Non. Ce dialogue ne peut pas avoir lieu. Bois d’aulne ou de hêtre. Teinte rose. Ou rouge passé le temps. Essayer pour quoi faire ? Que sait-elle de cette arme ? Je ne me suis jamais posé la question. Il a fallu que… pour… le pied à coulisse indique 8mm. Le tiroir a besoin de talc aux glissières. De quoi parle-t-elle ?

Il sort. Sous la terrasse du haut. Les hortensias frémissent toujours à cette heure. L’autan hésite puis la tramontane. Il y a de la lumière devant le château. À vol d’oiseau un demi mille marin. Les cyprès en sont grandis. Les nuages semblent se rapprocher. Plusieurs véhicules. À cette heure c’est étrange. On n’entend rien.

— Tu vois que tu as entendu !

Voir entendre. Elle est ressortie sur la terrasse. Elle se tient à la balustrade de brique encore rouge à cette heure. Un coup de feu ? Pourquoi pas ? Au château.

— Bien sûr tu es saoul ! Tu ne pourras pas y aller voir.

— Mais on n’a pas besoin de moi…

— Ils n’avaient peut-être pas besoin de toi à l’époque… ? mais tu ne buvais pas. Tu n’avais aucune raison de boire, à l’époque. Cet homme…

Qui ? Jehan Babelin ? Il n’a jamais épousé personne. Ben Balada ? Il était en taule. Pedro Phile ? Je l’aimais bien, mais pas à ce point ! Reste Fabrice, mais c’est impensable. Ne me dis pas que c’est ce que tu penses… !

— À quoi bon en parler puisque personne n’en sait rien à part toi et moi… ?

— Et lui, maman ! Lui ! Je l’aimais ! Lui et moi…

— Tu ferais bien d’aller y voir… Au moins par curiosité… Un coup de feu… Quelqu’un est mort, Roger… Et ce n’est pas toi… Pendant un moment, affreux ! affreux ! j’ai cru que…

— Des balles en bois, maman ! Que veux-tu que…

Et comme il arrivait au château, poursuivi par les cris de sa mère, il manqua de force pour atteindre l’entrée dont la porte à deux battants était grande ouverte, le hall d’entrée illuminé comme par un feu.

 

 

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